lundi, mars 22, 2010

[Episode 12]


Grand badaboum sonore.

Telles des machines, les clients avancent lentement en direction des écrans, l’œil affamé, les dents serrées, marchant en rang vers les slogans publicitaires qui irradient le niveau 2.

Suivre la foule, faire comme elle : croire.

Une fillette et son frère, lequel doit avoir deux ans de plus que sa sœur, se tournent vers moi, m’observent avec leurs prunelles d’enfants curieux de ce qui se trame autour d’eux, en quête de mouvements contraire au sens de la marche. Pas leur truc cette procession.

Elle me tend une sucette, m’offre un visage calme, également inquiétant, en complète contradiction avec celui des adultes, lesquels ressemblent de plus en plus à des statues de cire, des morts-vivants traquant sans relâchement le spectre lumineux qui défile à grand bruit. Son frère l’imite. Tout aussi charmant. Presque inhumain dans un monde où la norme est conditionnée par l’œil affamé des caméras, appareils bien huilés à produire des chiffres et manquant cruellement de fantaisie.

La mère se retourne, toute rouge, scrutant de possibles indiscrets à gauche comme à droite. Elle leur chuchote deux trois mots tête baissée. Car les caméras sont aux aguets, prêts à signaler le moindre égarement. Elle sait ce qui est imprudent, oui, elle sait parfaitement qu’une mauvaise conduite sera signalée et chiffrée dans la section comportement en société de la fiche identitaire, accompagnée d’une grosse amende en cas de mauvaise note, de séances obligatoires chez le psychologue, au vu et au su de tout le voisinage -- des enfants mal élevés par une mère indigne ! Pauvres enfants !

Levant la tête, elle me découvre. Nous nous fixons l’une et l’autre sans animosité, même si elle a dû se poser cette question : amie ou ennemie ? Elle s’est probablement mêlée les pinceaux face à quelqu’un qui n’est ni comme elle, ni comme ses enfants. Je pointe bêtement l’écran de l’index et lui offre un sourire maladroit qu’elle me rend aussitôt. Prise de panique, elle se retourne brutalement, enjoignant ses enfants à faire de même. Avant qu’ils ne retrouvent la lumière des spots, ils me font de grands signes d’adieu. Mes parents me reviennent en mémoire, floutés par la cloison vitrée qui séparait de façon absurde des êtres proches. Un gars de la sécurité pointait sa matraque vers les derniers visages en pleurs, s’était mis entre nous, avait ordonné à mes parents de dégager. Peut-être avez-vous déjà vécu cela, les mains et les jambes neutralisées par d’affreux spasmes malgré la colère qui gronde intérieurement, la sueur vous plastifiant froidement la peau, le regard perdant coûte que coûte la raison, le sens de la vie n’ayant plus la lucidité nécessaire de vous signifier quoi que ce soit, l’intuition que vous ne vous reverrez plus jamais.

Grand badaboum sonore.

Toute activité a maintenant cessé dans le Grand magasin. J’avance mécaniquement vers le vacarme électronique, pénètre la foule d’un pas régulier, frôle l’épaule d’un citoyen qui émet de grands soupirs. Me surprends à ressentir des ondes positives. « C’est ça le bonheur ! », il me murmure à l’oreille.

Un animateur pénètre le champ de vision. Malgré son allure impeccable, son corps est comme figé par le poids des années ; un mort qui s’ennuie fermement dans sa tombe. Il est accompagné de deux salariés déguisés en lapin. Eux aussi ont le sourire forcé qui vaut bien l’ovation du public.

Jets de lumière multicolore flashent le visage de la foultitude, laissant échapper des spasmes incontrôlés çà et là. « C’est ça le bonheur ! », qu’il m’a murmuré à l’oreille. Une cliente d’environ quarante ans, la respiration haletante, quitte les rangs, se jette dans les pieds du gourou. La scène est impressionnante, ce croisement entre la lumière et la chair, le mensonge presque parfait, la vérité mise à nu. Intervention automatique des gars de la sécurité — sous l’œil des caméras. L’animateur fait mine de n’avoir rien vu, poursuit son show après quelques secondes de flottements, le temps de bien saisir les ordres venus de l’intérieur.


Ce type était autrefois une star de l’écran, adulé par toute une génération de citoyens traumatisée par le conflit. Il incarnait le rêve, disait toujours que grâce à lui la jeunesse n’avait pas sombré dans le chaos. Il avait mis au goût du jour cette sentence autrefois prononcée par un astronaute américain : « Je suis un petit pas pour l'homme, mais un bond de géant pour l'humanité. »

La légende disait qu’il était un orphelin issu des quartiers modestes de la Zato, qu’il s’était fait tout seul, notamment durant le conflit où il avait joué les bouffons pour remonter le moral des troupes au front, job alimentaire grâce auquel il avait reçu la médaille du mérite des mains même du fondateur. Quand les interviewers lui demandaient quels étaient ces rapports avec le grand homme, sa réponse avait toujours été celle-ci : « Mmmm. Je dirais que c’est un intime… un intime qui aime sa grande famille.» Et puis l’évidence s’était substitué à la légende lorsqu’un grand nombre d’auteurs, lesquels, avec le concours de grands philosophes, de brillants experts du chiffre, d’historiens émérites, avaient décidé de produire le plus grand texte de savoir de tous les temps, l’hagiographie du self made man, laquelle, après une sortie des plus fracassante, avait failli battre le record de vente par écran-chargement jusqu’ici tenu par le livre blanc du fondateur — les chiffres ayant été truqués bien entendu.

L’élite avait commencé à se méfier de ce parvenu qui voulait se faire un nom à la cour. Les rumeurs en tout genre étaient lancées dans l’espace publique sous forme de divertissement. On disait qu’il n’était pas que l’intime du fondateur, mais qu’il était aussi le confident de la mère des citoyens. Ça voulait dire ce que ça voulait dire. Sauf que les citoyens refusaient de tomber dans le piège, la rumeur n’ayant pas pu abattre l’hagiographie officielle, l’authentique vérité, la belle histoire de l’orphelin, à qui la vie ne destinait pas à un avenir radieux, arrivée sur les plus hautes marches de l’escalier. « C’est ça le bonheur ! », qu’il m’avait murmuré à l’oreille.

Le fondateur était dans une position délicate. Il n’ignorait plus rien des ambitions des uns et des autres. Parce que les amis, la famille, ses concitoyens, il devait bien savoir qu’un jour ils lui chercheraient des poux derrière des slogans fédérateurs aussi pertinents que les prédictions quotidiennes des experts du chiffre, textes shootés aux anabolisants enguirlandés de perles et de diamants et dont les citoyens boiront pour la énième fois la tasse. Faut bien se raccrocher au réel en songe quand on rêve du bel avenir. Les rumeurs n’étaient donc plus sans fondements. Fallait agir, garder sa place à tout prix, par tous les moyens, au risque de mettre en péril la paix globale. Une nouvelle légende à produire — il espérait ainsi briser l’appétit des siens en regroupant l’ensemble des citoyens autour de l’union sacrée —, comment le fondateur avait sauvé la Zato du chaos, œuvre qui allait confirmer la toute jeune Aline Lefebvre en tant qu’écrivain du siècle.

Et si cet homme, de plus en plus paranoïaque, jalousait tout simplement les exploits de son grand copain.

Ce qui devait arriver arriva. Un jour banal comme tant d’autres, le grand ami de la famille avait disparu de l’écran. Tout le monde en parlait dans la Zato. Des hypothèses avaient été avancées, kidnapping, assassinat, mort entre les cuisses d’une maîtresse sadomasochiste. Par qui ? Sûrement par des activistes déguisés en miliciens — l’accusation est automatique par ici. Le mystère avait plané durant une semaine avant que l’un des porte-parole du Consortium ne révélait l’histoire lors d’une conférence de presse annoncée avec grand fracas. On avait appris avec stupeur que l’animateur préféré des citoyens préparait un coup d’État contre Jean-Baptiste Léonard. Les fanatiques s’étaient élevés contre cette chose improbable, totalement impossible. La réalité rattrapée par l’imaginaire. Un coup d’État, et puis quoi encore ! Il y avait quelque chose de pas très rationnel dans toute cette histoire. léonard, pris à la gorge par la tournure des événements, lâchait ces interviewers, tous accrédités à l’Écran de la Zato. Ils suivaient l’affaire de très près, mettre toute la lumière sur cette histoire. Ils nous avaient appris que le héros déchu était un agent infiltré à la solde des terroristes. En guise de preuve, ils avaient montré des images d’armes qu’il cachait dans sa cave, ainsi que tous les éléments considérés comme suspects, des livres prohibés, des feuilles pleines de notes illisibles, sa correspondance avec une femme dont on ne saura pas plus, un lit défait et des traces de rouge à lèvre, des photos en noir et blanc de mulâtresses offrant leurs croupes à qui veut s’octroyer un bon bol de bonheur. Aucune porte de sortie à l’horizon. Rien. Ainsi en avaient décidé toutes les institutions pour une fois unies contre le danger qui lorgnait à nos portes. Plus personne ne cherche querelles quand la paix globale est l’otage d’un fou.

Il avait été placé en résidence surveillée dans une cellule de 3m2 à l’intérieur de laquelle cohabitaient un lit picot aussi dur que des briques, une petite table aux bords anguleux, deux projecteurs se faisant face, des enceintes giclant des slogans incorporées aux murs, l’ombre voûtée de la disgrâce gisant dans le désert emmuré et que le temps aurait fini par rendre anachorète — je tiens à préciser que cette information n’est pas le fruit de mon imagination, je sais de quoi je parle. Je pourrais même vous en dire plus mais ce serait trahir ma profession. Restons dans les faits.

Au bout de cinq années de surveillance, c’est-à-dire un an après la mort du fondateur, il l’avait libéré pour des raisons inconnues. « On savait qu’il n’était pas coupable ! », s’étaient aussitôt exclamés les admirateurs, dont un grand nombre de salariés de conditions modestes. D’autres y voyaient un lien très net avec la disparition du fondateur. Conférence de presse pour calmer les esprits. Je me souviens avoir été présente ce jour-là, sous les ordres d’une agence de sécurité, à surveiller de très près tous agissements considérés comme suspects pouvant nuire au confort des citoyens. Le porte-parole du Consortium avait répondu à la question d’un interviewer par ces mots : « le prisonnier s’est décidé à collaborer en acceptant de dénoncer ses complices. C’est une large victoire pour le camp de la paix. » Le soir même, l’écran de la Zato montrait des images des traîtres aux mains des forces de l’ordre. Portraits en direct d’une bande de dégénérés aux expressions simiesques à faire pâlir le citoyen normalement constitué. Plusieurs émissions d’écran-réalité avaient proposé aux écran-spectateurs de voter : pour la plus laide, pour le plus métissé, pour la plus mal habillée, pour le plus dangereux, pour le traitre qui méritait la peine de mort, pour que l’écran de la Zato diffusait le show en direct, votes qui n’avaient servi à rien car, sans grande surprise, les terroristes avaient officiellement tous été condamnés à mort par injection létal au centre de rétention de Bonne nouvelle et en l’absence des caméras officielles. Bien sûr, le public de l’écran avait été terriblement déçu, avec le sentiment d’avoir été trahi par les administrateurs du Consortium qui lui refusaient une belle occasion de vivre ensemble une expérience unique.

L’ex-prisonnier politique s’était fait discret après sa libération. Mais pas pour longtemps. Les animateurs, ayant flairé le bon coup et avec l’accord du Consortium, n’avaient pas tardé à l’inviter dans leurs émissions, donner les réponses auxquelles les écran-spectateurs avaient droit. À condition toutefois qu’il se repentît, qu’il fît des excuses à l’ensemble des citoyens, l’étonnant rebondissement de l’histoire, l’incroyable moment de vérité, l’histoire rêvée pour les millions d’écran-spectateurs qui voyaient dans le destin de cet homme quelque chose de quasi mystique. Je me souviens même qu’il avait offert une partie de ses biens à léonard humanitaire — comme il en avait été dépossédé, léonard les lui avaient rendus peu de temps avant le grand show —, démarche qui avait grandement plu et ému le public. Après tout, on ne pouvait que pardonner à cet orphelin, pupille de la Zato, qui à un moment dans sa vie avait eu la grosse tête.

Le héros avait surpris tout le monde en acceptant l’offre du Grand magasin qui cherchait un animateur, malgré le vote de réhabilitation. « Je dois tout recommencer à zéro, tel est le chemin de la pénitence », qu’il avait répondu aux questions des interviewers et des fans. Les administrateurs de l’écran de la Zato avaient accepté la décision. En contrepartie, il avait l’exclusivité sur ses moindres faits et gestes. Photos, caméras, micros, puces électroniques, tout le matériel de surveillance au grand complet, suivre la proie condamnée à se lever tôt, condamnée à faire des exercices, condamnée à se laver à des heures précises de la journée, condamnée à ne manger que des aliments agrées Consortiums en phase avec l’écosystème, condamnée à émettre un avis sur les terroristes et le sens de la vie, condamnée à glorifier l’image et la parole du fondateur, condamnée à dire les mots justes, condamnée à émouvoir le public, condamnée à vendre chèrement sa peau dans un but bien précis : réaliser des prouesses dans tous les domaines du chiffrables jusqu’à en atteindre les limites.


« Citoyennes et citoyens ! Nous voici tous réunis ensemble pour partager un grand moment de bonheur en famille. »

Grand badaboum sonore.

« bonjour madame ! comment s’appelle votre mari ?

« Mon cher paul, êtes-vous au cœur de l’événement ?

Grand badaboum sonore.

« et toi mon enfant, es-tu au cœur de l’événement ?

« et vous, citoyennes et citoyens ! êtes-vous au cœur de l’événement ?

Grand badaboum sonore.


Des yeux de verre enclavés dans un territoire présentant un paysage qui alterne blocs de glace et océan chauffé à l’azur. Cet homme, cadavre déterré du cœur de l’événement, idole-cobaye du scénario global, tend une main sécurisante vers la foule, sourit de ses dents blanches crispées, lève ses yeux de verre tout en douceur, pointe l’index vers le plafond invisible, des mouvements d’une lenteur majestueuse qui ne manquera pas d’alarmer le staff de contrôle. Mais cet homme, malgré les simagrées qui pourrait précipiter sa chute, est un professionnel : « Ensemble, nous sommes une grande famille ! », lance-t-il d’une voix câline sous les applaudissements émus du public.

Spots lumineux envahissant le niveau 2 à coups de sabres.

Spots publicitaires crachant des sentences guillerettes par tous les pores des enceintes.

Défilement d’images racontant le monde tel qu’il doit être selon d’authentiques héros tous aussi beau les uns que les autres.

Grand badaboum sonore exaltant le sentiment des citoyens. L’animateur clappe des mains et invite la foule à le suivre. Cet homme a dû laisser son âme dans la cellule de 3m2 pour être aussi enthousiaste.


« Citoyennes et citoyens ! Êtes-vous prêts à vibrer avec moi ! Êtes-vous prêts à vivre un moment unique ! »


Je tente discrètement de rebrousser chemin. Mais une main tremblante me retient, peut-être celle d’un enfant. Putain ! La petite fille des toilettes. Elle me foudroie d’un regard haineux.

« C’est elle la méchante ! », elle lance à sa mère qui, par chance, n’entends rien des accusations de sa fille. Elle vit à plein temps son moment unique. Ouf ! Seulement la gamine ne me lâche pas — dénoncez et vous serez récompensé. Je l’empoigne et la mets au sol. Elle se met à pleurer, à crier. Lui fous des coups de pieds dans l’estomac pour la calmer. Elle essaye de retenir mon pied avec ses petites mains et continue de hurler. Sale gamine ! Je n’ai plus qu’une solution, lui tordre le cou, un truc dans le genre. Au lieu de cela, je me tire. Profiter de la transe collective pour disparaître.

Une fois dehors, je suis transie de peur. J’aurais dû buter la môme. Elle connaît mon visage. Elle va me dénoncer. Regrets. Je suis à deux doigts de retourner à l’intérieur lorsqu’une caméra pointe son rayon laser sur moi. La machine a détecté une anomalie, probablement les pulsations cardiaques très élevées. Retrouver donc au plus vite mon calme, sourire dans le vide, synchroniser mes gestes tel un métronome, prendre le large.


À SUIVRE…

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