mercredi, février 17, 2010

[Episode 11]



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Des citoyens se massent devant l’un des écrans qui peuple le centre d’échange et de partage de saint-sever.


« chers citoyens, pour éviter tous troubles de l’ordre public, nous vous invitons à vous diriger vers les écrans libres qui sont à votre disposition tout le long du couloir central. Pour votre confort et pour votre sécurité. »


La longue queue ondule d’impatience. Signes de nervosité sur les visages indécis. Entre grognements et bousculades. Il n’est pas question de laisser sa place à ceux qui attendent patiemment en fin de fil et qui sourient bêtement à quelque caméra planquée çà et là et dont tous admettent la présence réconfortante.

L’écran D. Celui qui gobe la queue. Le plus sollicité. En couple avec les caméras 36 et 37, celles qui nous cajolent comme des parents qui veillent sur leurs bambins. Omniprésentes et bienveillantes. Relation fusionnelle entre l’humain et la machine.

Un rayon laser pénètre le champ de l’attroupement, suivant avec une précision chirurgicale le mouvement de la foule. Les visages botoxés au diktat du bonheur quotidien se tournent machinalement vers la caméra 37, dont les images apparaissent sur le gigantesque écran qui se trouve à l’intérieur du Grand magasin, limitrophe à l’écran D.

C’est le signal tant attendu.

Brouhaha des corps qui se méprisent, qui s’affrontent, les insultes fusent, discrètement, entre gens des différentes catégories.

Querelles de préséances !

La voix métallique répète l’avertissement. Car il s’agit bien de cela, malgré les formules de politesse. Sans succès. On ne dérange pas les citoyens qui espèrent tout d’un week-end des fêtes de fin d’année.

Un gamin me donne des coups de pieds aux talons. La mère, affublée d’une combinaison noire et dont les traits austères inspirent la crainte et le mépris, feint de n’avoir rien vu lorsque je me retourne et m’apprête à coller une gifle à son adorable petit garçon… évitée de justesse. Inutile d’en faire un martyr.

Je souris au gosse, à la mère, aux caméras. Montrer l’image d’une personne fréquentable. Moi aussi je sais faire la pute !

« Je ne suis pas votre ennemie.

Je suis votre ange gardienne.

Votre sécurité, c’est nous !

Vous ne le saviez pas encore ? »

Qui se cache derrière ce nous ? La pute qui sourit au gosse, à la mère, aux caméras ? Les machines à suivre le temps qui fait du zèle ? Jean-Baptiste Léonard, le Dieu trafiqué qui nous observe de là-haut ? Vous ?

Vous savez bien qu’il n’y a jamais eu d’incident. Rien du tout. S’il continue à me tirer la langue, à me donner des coups de pieds, c’est parce qu’il en profite. À cause des éclats de rires venant de l’intérieur du Grand magasin. Forcément, toute la scène apparaît sur le gigantesque écran, programmée par les caméras qui font un fantastique boulot de découverte de nouveaux talents. Continue mon p’tit !, qu’ils suffoquent dans leur corps, fais-lui comprendre qu’ici, on est chez nous !

Images arrêtées sur les grimaces du bouffon de service, l’idole si vous préférez. L’œil de la caméra n°37 brille pour sa proie. Observez comme Il aime qu’on le regarde, qu’on l’encourage, qu’on le filme — rite d’initiation du futur citoyen en grande pompe. Et sa mère n’en est pas peu fière. Car le fils prodige a bien assimilé, ses dires à elle, longs monologues parfaitement travaillés, prose ciselée vue, revue et corrigée jusque dans les moindres recoins, ses mises en garde devant lesquelles mari, amis de la famille et voisins de palier ne peuvent qu’opiner de la tête. Regardez-le ! N’est-il pas mignon dans son uniforme du week-end ? Et quel beau visage !


Toute personne dont on ne verra pas le visage sera punie par la loi.


La mère câline sévèrement la même caméra du regard, caresse les joues de sa progéniture, ses cheveux, puis de prendre des airs de grande dame avant de me fixer les yeux dans les yeux avec dédain — foultitude de regards haineux me bouffant tout entière. Je décroise le mien, s’échapper de la folie meurtrière. Je ne lutterais pas contre la majorité qui me dicte son point de vue. Si seulement je pouvais lancer le processus de chargement des pupilles numériques, afficher leurs gueules d’assassin sur tous les écrans — Toute personne dont on verra le visage grossier devrait être punie par la loi.

Cernée de partout, la peur au bide.

Envie de dégueuler mon impuissance sur les visages prétendus vrais.

Envie de leur sauter au cou et de les déloger du biotope bal-masqué.

Elle y mènera une carrière brillante, c’est ce que ma mère avait lancé à mon père dès la parution de l’annonce — un objectif de carrière intéressant avec formation à la clé. La sécurité de votre emploi.


Avalanche de sons aigus mélangeant plusieurs bips. Sursaute et me retourne. Réflexes de survie en temps réel, comme une gamine prise en faute ayant perdu tout sens des réalités. J’ai les oreilles fracassées.

Déferlement de sirènes se lovant les unes contre les autres après 5 secondes de calme plat.

Pas le temps de souffler que déjà le mal sonore sonne l‘heure de l’apocalypse réalité.

Des voix saturées dans les haut-parleurs, des voix de citoyens à l’agonie fuyant la menace — le souffle du vent radioactif.

Afflux massif de spectres en combinaison blanche cavalant dans les couloirs du centre, escortés par les factionnaires de l’unité d’élite. Ces gars-là, on pourrait s’y méprendre sur leur véritable nature.

Des parents et leurs enfants surgissent des portes de secours, sous l’œil vigilant des caméras en quête de scoops.

Un agent de sécurité dans un sale état porte un bébé dans ses bras. Sa combinaison noire est en lambeaux. Son visage maculé de poussière. Il ne tient presque plus debout malgré sa stature de héros du cinéma Art Nouveau. L’agent est totalement épuisé, à bout de souffle, mais fait tout ce qui est en son pouvoir pour sauver le bébé — nos agents de sécurité sont au service des plus faibles. Gros plan sur cet homme qui serre les dents, qui souffre atrocement tandis que le bébé pleure à chaude larme. Des pleurs qui tournent en boucle. Des pleurs électroniques. Heureusement, les spectres en combinaison blanche arrivent à temps et en rang. Analyse de la situation que confirment les gestes hautement précis entre les trois responsables du bataillon, après consultation de leur écran. Il est question de contamination. D’une possible contamination. L’un d’eux s’avance vers nos deux héros muni d’un écran, procède à l’observation des cobayes, sans jamais dépasser la ligne de démarcation imaginaire située à 1m50 de l’agent. Des gestes hautement précis entre lui et son interlocuteur — pleurs électroniques en mode veille. Trois caméras suivent l’affaire, l’une en couleur, l’autre en noir et blanc saturé et la dernière en images pixélisées. L’agent de sécurité tend le pouce vers le haut, relayé par celui du spectre, pouces respectivement zoomés par les caméras. Tout est ok. On entend des applaudissements dans le Grand magasin, puis des hourrahs lorsqu’arrive la mère du bébé, une jeune femme au visage effacé qui à la vue du bébé exulte d’une joie artificielle. L’agent de sécurité s’effondre, le visage serein de celui qui a accompli son devoir — notre job, c’est de veiller sur vous. Instant de fraternité dans les couloirs. Nous nous donnons tous la main. Quelques soupirs de soulagement se font entendre çà et là. Des larmes de bonheur tombent sur le visage de la mère du héros de tout à l’heure — l’espoir est toujours victorieux du tragique.

Fin de l’exercice de simulation.

Salve d’applaudissements au retour des comédiens, tous pensionnaires de léonard comédie. Ovation du plus grand nombre pour celui qui a joué son propre rôle, l’agent de sécurité. Il est tout ému et pleure à chaude larme dans les bras des membres de sa famille — projecteurs braqués sur l’intense moment d’émotion.

Des agents de sécurité en service interviennent pour prévenir tous débordements, ceux d’une autre agence, les concurrents directs du héros. Ils portent une combinaison bleue marine et ne sourient pas beaucoup… jusqu’à ce que les caméras déposent les armes.

Place à l’actualité publicitaire. Je profite du brouhaha général pour me tourner vers l’écran, la touche Entrée sous le poids de mon index. J’accède à la page identification après un court bip sonore qui n’éveille l’intérêt de personne. Pousse un ouf intérieur de soulagement.

Entrée

Nouvelle page. De la publicité — le label Sycophante : dénoncer n’est plus un crime mais un devoir de citoyen.

Entrée

Une citoyenne apparaît à l’écran. Elle porte un élégant uniforme noir. Son visage est aussi lisse que le marbre. Sa coupe carrée auburn flotte légèrement entre quelques écrans se partageant l’affiche en split screen — des clients en mouvement dans les zones de grande affluence du Centre, des images de l’actualité interconsortium, d’anonymes idoles aux prises avec les affres de la réalité. Chiffres et slogans défilent au bas de l’écran — 123 650 citoyens ont dénoncé les plus mauvais d’entre nousMoins de 5% de fausses dénonciationsUn nouveau record à battre pour l’année suivanteDénoncer redonne du moral à l’économie. D’une voix chaude et synthétique à faire éclater les derniers remparts de la sensiblerie masculine, elle récite le mode d’emploi que nous devons respecter à la lettre. C’est pour notre confort et pour notre sécurité. Puis entre en communication avec moi en me demandant mon nom, mon prénom, mon code biotope, mon code génétique et mon code social. Bien sûr, les informations ne seront pas révélées, à moins d’une plainte pour faux témoignage.

Entrée


Interruption momentanée de toutes les fonctions de votre écran.

Entrée / Entrée / Entrée / Entrée / Entrée

Interruption momentanée de toutes les fonctions de votre écran.

Échap


Mouvement de foule accompagné d’étranges beuglements. Les regards sont tournés vers tous les écrans disponibles.

Le petit garçon — oh ! Je l’avais oublié celui-là — profite du flottement général pour me donner deux coups de pieds. Il veut qu’on s’intéresse à lui de nouveau. Mais sa mère intervient et lui fout une claque, tout en continuant à me mater sévèrement. Il se met à pleurer et reçoit logiquement une deuxième claque accompagnée de plusieurs shut ! exaspérés de part et d’autres du public.

Défilement à grande vitesse d’images de la zato et de ses représentants actuels, relayées par celles des grandes périodes de l’histoire post-conflits. Portraits des édificateurs qui ont bâti la puissance du Consortium. Portraits des valeureux soldats qui maintiennent la paix. Portraits de volontaires civils œuvrant dans l’humanitaire. Portraits de citoyens anonymes exécutant des tâches difficiles. Portraits des forces de l’ordre — l’unité d’élite, la milice et les agents de la sécurité — encadrant avec bienveillance les citoyens. Long fondu accompagné d’un grand badaboum sonore. L’entracte est paralysie faciale, le temps programmé pour une minute de suspens. Puis léger mouvement de la tête vers le haut de l’armée de bouches bées cherchant des yeux l’auréole divine. Mais rien n’apparaît, pas même un slogan. Blackout en plein cœur du biotope. Ça doit encore être ces foutus satellites chinois !, ce sont les paroles murmurées d’un citoyen grincheux que tous fixent avec des yeux d’assassins. On ne badine pas avec l’image du fondateur, à moins d’être poussé par des pulsions de mort, ce qui est loin d’être le cas du citoyen grincheux, lequel, à voir son physique de nounours, doit être un amateur de bonne chair. Tout sauf suicidaire. Dieu est chair et non pas cet immatériel préfabriqué conçu par les ingénieurs de New Asia company for research and development dans les souterrains d’une de ses mégalopoles, qu’il murmure à nouveau. Dieu ? J’ai peut-être été hâtif dans mon jugement. Ce type doit être fou. Il n’y a que les fous pour oser défier les citoyens fanatiques. En le voyant baisser la tête tel un écolier qui n’a pas bien appris sa leçon, je me dis qu’il n’a pas perdu toute sa lucidité. Comme une bonne partie des citoyens, je dirais tous ceux qui ne vénèrent pas l’Être suprême. Toujours faire la différence entre les croyants et ceux qui s’en accommodent. Il décide de sortir discrètement des rangs, profitant des problèmes de transmission qui ont interrompu le spectacle. En voilà un qui a eu du bol, ni vu ni connu.

Divers slogans surgissent d’un peu partout, accompagnés de bips sonores éructés par les caméras. C’est le signal que tout est revenu dans l’ordre. Une citoyenne applaudit instinctivement. La foule se joint de bon cœur à elle. Salves d’applaudissement qu’un technicien de contrôle décide d’interrompre au bout de trois minutes après avoir reçu un message de son oreillette.

Roulements de tambour lancés en crescendo, atteignant l’apothéose aux claquements des cymbales. Une image plus intense que les autres apparaît. Le fondateur lui-même en personne, presque simplement vêtu, la main tendue vers nous. Un show à l’américaine comme disait mon père.

Citoyens au bord de l’hystérie. L’une d’entre eux atterrit violemment sur le sol après avoir poussé le cri d’amour du fanatique. Les services de secours et les agents de sécurité interviennent. Tous présentent un visage grave, pompeusement grave — caméras ne savant plus où donner de la tête dû aux mouvements désordonnés des secouristes. Ils sont d’un courage exemplaire, une dame s’adresse au petit garçon. Aurait-elle dit la même chose s’il s’agissait de miliciens. Pourquoi sommes-nous absents de la fête ?

L’interface caméra — de lui à nous.

Qui observe qui ?

Le fondateur parade en images. Dans son bureau en présence d’une foule de documents. Inspectant les grandes constructions en compagnie d’importants managers. Dans une école avec les futurs citoyens. Serrant des mains de dignitaires lors d’un voyage officiel. Rigolant avec des salariés de condition modeste. Prenant la pause avec d’éminents scientifiques. Au chevet des victimes du tremblement de terre qui a anéanti Nice.

Le fondateur toujours lui. Seul dans son grand jardin à panser le monde. Puis en présence de ses proches collaborateurs. Puis avec sa femme et ses enfants. Et enfin, la grande famille au grand complet.

Superposition de samples d’applaudissements qui honorent l’œuvre du grand homme, sa générosité, sa loyauté envers la famille et la Zato, applaudissements relayés par ceux du Centre, citoyens en chair et en os du temps présent que les générations du futur entendront à leur tour, et ainsi de suite, car le spectacle est condamné à se reproduire jusqu’à ce que le régime des Consortium chute de son piédestal. Quand exactement ?, j’ai envie de demander aux agents de sécurité qui s’active de nouveau.

Peut-être n’est-ce qu’un fantasme après tout !

Dispersion de la foule après que le fondateur s’en est allé se déconnecter seul dans ses loges, quelque part entre nous, la lune et le vide. Sauf quelques fans toujours branchés à l’écran central, imitant les gestes du chanteur d’un groupe de boys band chinois, les qin dynasty, n°1 dans les ventes par écran-chargement.

Long bip aigu qui surplombe la voix du beau gosse de Chongqing, heureusement soutenue par celles des fans, entraînant un charivari sonore insupportable.


Les fonctions de votre écran sont à présent opérationnelles.


Machine réactivée.

La mère du petit garçon m’adresse un regard noir qui pourrait signifier : « Qu’est-ce t’attends pour nous dénoncer, vieille pute ! » Son idiot de garçon opine de la tête pour manifester sa totale sujétion envers sa mère. Oublié l’humiliation en public de tout à l’heure.

La citoyenne en uniforme noir m’adresse de nouveau la parole. Les mêmes mots que tout à l’heure. La voix toujours aussi synthétiquement chaude. Lui envoie les informations requises par le biais de la puce électronique bien calée sous ma peau.

Entrée

vous avez gagné un bon d’achat de 100 Léonards, inscrit sur l’écran D, message suivi d’un énième bip.

Je ne vous dirai pas qui j’ai dénoncé, c’est une information confidentielle. Le petit garçon me fixe durement dans les yeux. Parce que ça aurait pu être son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa famille au sens large. Nous sommes une grande famille, que le fondateur ne cesse de répéter. Et moi, Viviane, milicienne aux ordres de léonard, j’ai dénoncé l’un des leurs en commettant le forfait qui va priver la phratrie d’un important maillon de la chaîne. Criminelle !, ils ont dit.

J’empoche le bon d’achat et me dirige sur la pointe des pieds à l’intérieur du Grand magasin.

Dénoncer redonne du moral à l’économie, slogan digital en 3D visible sur tous les écrans dans le magasin.


Le Grand magasin est la principale attraction du Centre. On y trouve de tout, de l’alimentaire à la cosmétique en passant par le mobilier design à des prix accessibles pour qui travaille honnêtement. Mais aussi une salle de concert, un casino, une salle de conférence, une bibliothèque virtuelle. Sans oublier l’espace divertissement situé au sous-sol et ses jeux-écrans interactifs, une zone sécurisée dans laquelle vos enfants seront intégrés entre de bonnes mains.

Dans l’ancien temps, le Grand magasin était connu sous le nom de all-smart, une institution mondiale dans le domaine de la grande distribution, dont la présidente était la très controversée Aisha Sanchez-Malone, la petite-fille de James Malone, un épicier afro-américain — fondateur de l’enseigne — natif de Kansas City, une métropole située sur les États du Kansas et du Missouri. Aisha Sanchez-Malone n’avait pas lésiné sur les idées de son temps. Écologie, bio éthique, commerce équitable, politique du métissage — elle était l’épouse d’un chanteur à succès d’origine latino avec qui elle avait une fille qui se prénommait Zahara —, tout avait été bon pour attirer une génération de client très critique à l’égard de la mauvaise gestion de la planète. Beaucoup voyaient en elle une source d’espoir pour l’humanité, d’abord aux États-Unis, puis dans le monde entier, humanité rendue paranoïaque par les différentes crises économiques qui minaient son moral ou par le courroux de Dieu et autres démiurges non identifiables dont elle pensait ne pas s’en sortir vivante, phantasme d’apocalypse qui avait été le fond de commerce d’un grand nombre d’artistes de l’époque.

Je me souviens de tous ces films hollywoodiens à l’imagination fertile, tragiques jusqu’au bout dans la terrible mise en scène de leur fin du monde ; quand ce n’était pas la faute du climat, c’était celle des extraterrestres. Je crois bien qu’ils s’étaient trompés sur toute la ligne. L’histoire ne se refait pas, que voulez-vous ! Ils ont eu la guerre à la place — bien moins sexy qu’une invasion d’extraterrestre et bien moins émouvant que le retour du démiurge contrit —, l’une des plus efficacement meurtrières de l’histoire de l’humanité, un record absolu du chiffre des morts en un laps de temps très court.

Et puis il y avait eu la riposte. Des plus menacés : les concurrents. Car all-smart pratiquait une politique de prix agressive — Des prix encore plus bas pour une meilleure qualité de vie. Ils l’avaient accusé de monopoliser le marché, d’écraser tous ceux qui résistaient, que derrière les sentences toutes faites se cachait une véritable entreprise de guerre dont l’objectif final était de promouvoir la pureté des métis. Et il n’était pas question d’un nouveau fascisme, sûrement pas après le gigantesque travail de transmission accompli par l’histoire et la mémoire collective. On ne badine pas avec l’affectif. Des documentaires commandés par la concurrence pour la télévision présentaient la société en adepte d’un apartheid à l’envers visant la nouvelle minorité : les blancs. Ainsi les mémoires se faisaient face ; les uns criaient : «Nous voulons réparation ! » tandis que les autres simulaient l’excuse d’un poing rageur. Il y avait le risque d’une hystérie collective et le chaos pas loin de se produire lorsque les mouvements antilibéraux s’y étaient mis en utilisant à peu près le même argument, sauf que l’ethnique-social remplaçait la couleur de la peau. Les vidéos publiées sur Youtube montraient des paysans sud-américains ou des enfants du Sud-Est asiatique totalement exploités par all-smart. Ségrégationniste et esclavagiste, tels étaient les accusations. C’était oublier qu’Aicha avait pour elle les médias les plus influents. Elle avait retourné l’opinion contre eux, en plus du soutien des afro-américains, des latinos et de la classe moyenne des pays dits émergents. La mulâtresse partie de rien et qui avait réussi dans les affaires !

Et puis il y avait eu le drame. Alors qu’elle dînait avec son mari et des amis dans un restaurant chic de New York, le Baracks Lounge, une bombe avait explosé. Aucune revendication. Aucun survivant. Latinos et afro-américains avaient accusé les anti-progressistes, c’est-à-dire les conservateurs blancs issus de la wasp, ces mêmes avaient renvoyé la balle dans le camp des activistes du global children against states, et ces derniers avaient applaudi le fou qui avait mené l’attentat terroriste. Le monde pleurait la grande dame comme il avait pleuré la mort de Martin Luther King ou de Gandhi. La légende au service de l’histoire de l’humanité. Jean-Baptiste Léonard, qui n’était pas vraiment un grand ami de la Dame, rendit hommage sous la forme d’un communiqué officiel — source introuvable dans les archives de la Zato. N’était-elle pas, parmi les illustres personnages du temps passé, l’une des grandes absentes des murs de la chambre tamisée où je fis physiquement la connaissance du manager ?

Et puis il y avait eu la guerre et son lot de conséquences, la mort de l’État-nation, le déplacement vers l’Est du centre névralgique suite à la désintégration des États-Unis. Le siège social de all-smart à Kansas city avait été saccagé par la population en furie, laquelle avait assassiné Dwight Mendoza, le successeur d’Aicha Sanchez-Malone, alors qu’il tentait de monter dans son hélicoptère en compagnie de ses fidèles lieutenants — l’histoire officielle dit que les terroristes les avaient dépecés et avaient balancé leurs entrailles aux chiens. Par la suite, les activistes y avaient établi le QG du comité révolutionnaire (secteur Sud du Middle West).

À la fin du conflit, les Consortiums, les demi-vainqueurs — qualification prohibée sous peine de poursuite, l’histoire officielle n’autorisant que l’emploi du mot vainqueur —, avaient décidé de se partager le butin de la marque défunte, léonard ayant obtenu le secteur de l’ancienne Union européenne, la plus petite part, à cause de sa précédente politique de résistance envers all-smart. Il a été le grand perdant dans la redistribution du capital, une bouchée de pain à côté des gains des ogres russes et asiatiques. léonard débaptisa la société, la substituant par grand magasin, la dénomination historique étant par trop liée à des valeurs considérées comme passéistes et décadentes aux yeux du Consortium. Le fondateur n’a-t-il pas dit que nous étions une grande famille unie, et qu’une grande famille unie se doit d’avoir son propre magasin, son grand magasin.


Je monte à l’étage suivant, le niveau 1, celui des vêtements pour enfants. Quelques coups d’œil sans grand intérêt. Je poursuis mon chemin vers le niveau 2. Des robes blanches ou noires pour femmes enceintes. À ma droite, la lingerie, et le slogan digital : Bérénice L. vous offre le bonheur parfait. Une salariée s’avance vers moi.

« Vous désirez ? »

Lui réponds par la négative tout en lui souriant. Mais elle n’a que faire de mon sourire. Pas si difficile de deviner qui je suis et d’où je viens. Je ne suis pas la cliente idéale. Ici, tout ce qu’on vous propose, ce sont des produits utiles, fonctionnels, des produits jetables qui s’adressent aux familles. La salariée me scrute d’un œil mauvais. Puis elle change subitement d’expression. Elle sourit de ses dents blanches aussitôt qu’elle se voit à l’écran. Alors elle revient vers moi, montrer à la hiérarchie qu’elle est une bonne salariée, digne d’être l’employée du mois.

— Vous désirez, Mademoiselle ?

— Oui… heu… avez-vous le même ensemble mais en noir ?

Juste à votre droite, Mademoiselle !

— Je vous remercie !

— Je suis à votre service.

Aussitôt la caméra passée, elle redevient mauvaise. Toutes les deux, nous avions joué la comédie. Elle sait que je n’ai rien à offrir à personne. Ne m’a-t-elle pas appelée mademoiselle, qualification attribuée aux miliciennes et non aux citoyennes seules et sans enfants que la Zato parque au bloc 101 et qu’elle nomme les stériles.

Je jette un dernier regard sur l’ensemble slip et soutien-gorge en dentelle noire avant de m’enfuir vers le niveau supérieur, que déjà l’imagination paralyse le cerveau en lui imposant des images de cul qu’il m’est impossible de zapper, à travers un long plan séquence qui commence par une main, la main d’un homme, d’un homme bien bâti avec une tête de monstre, lequel arrache l’objet du désir avec fracas avant de se lancer la gueule ouverte vers… Bouffées de chaleur que je tente de contrôler avant que la puce électronique ne fasse du zèle et n’alerte les psychologues du contrôle sexuel. En vain. Les bouffées de chaleur ont pris possession de moi, avec violence et acharnement, et il y a peu de chance qu’elles stoppent le combat alors qu’elles sont si près du but. Donc. Trouver des WC, stopper le processus au plus vite. Course folle dans les rayons du niveau 2, entre vêtements pour femmes ménopausées et robes de mariée, « vous désirez ? », demande exaltée une salariée dont je viens de bousculer la jeune cliente accompagnée d’une femme mûre. « J’t’emmerde ! », aurais-je voulu lui répondre dès que j’ai vu sa gueule muté en celle de salope outrée par ce qu’elle vient de voir — si seulement les caméras étaient passées par là pour porter aux écrans ce faciès hideux de salariée modèle prise en flagrant délit.

Assise sur la cuvette des WC, un mouchoir humide collé dans l’entrejambe, un autre sur le visage. Éponger les gouttes de sueur, rafraîchir l’humeur du corps, calmer les palpitations inspirées du cœur — se reconnecter au réel, malgré moi.

Ma respiration se fait plus lente, mes gestes plus mesurés. La main s’est définitivement retirée du champ des opérations.

Une cliente tire la chasse d’eau, claque la porte en sortant. J’ouvre les yeux : voile de brouillard se dissipant progressivement laissant apparaître une forme humaine. C’est une petite fille. Elle m’observe de bas en haut, de haut en bas, comme si j’étais un animal en cage. Sauf que la porte n’était pas fermée.

— Dégage de là, toi !, je lui crie dessus.

La petite fille s’enfuit en pleurant. Je me demande si elle est la seule à m’avoir vue dans cette position dégradante. Je quitte les toilettes avant qu’elle ne prévienne sa mère. Pas envie d’être aux prises avec les agents de sécurité.

J’ai le cœur qui bat de nouveau dans les couloirs du niveau 2, et le sentiment que je vais être prise au piège.



À SUIVRE...




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