mercredi, octobre 21, 2009

[Episode 7]

****


UpgradeFict.doc



Elle est assise jambes croisées en face. Rouge 80’s aux lèvres. Chevelure foulée par le vent. Gestes lents. Froidement distinguée dès que je fixe son sourire poster. Illico je feins une discussion sans queue ni tête lorsqu’elle convoite mes lèvres surexposées. Posons et fumons et crachons volutes de fumée l’air de rien. L’art de la séduction sur fond de snobisme. Puis elle se lève aussi belle qu’une balle. M’emmerde de ce pas et moi je souris à la tentative avortée. Paresseuse au pied du firmament s’évadant du champ de mines à l’eau de rose. Pourvu que la corde ne lâche pas, je supplie l’ange déchu planté en plein cœur de la rosace de l’église Saint-Ouen. J’attendrai. Bien qu’il faille s’ennuyer à siroter une bière sans saveur, que déjà un type à moustache scrute tel un espion dans ma ligne de mire. En lieu et place du siège vide. Putain, c’est qui ce gars. C’est qui ce gars qui plante ses yeux dans les miens. L’évite, trop tranchant, et ça me donne des aigreurs. Vous savez, comme si des centaines d’aiguilles vous tricotaient l’estomac. Et de se demander tout à la fois : qui peut bien être celle née d’un parent pigmenté ébène. C’est ce que je lui dirais si elle me demandait de la décrire, « vous appartenez à l’identité remarquable, vos manières, votre indifférence, vos adieux », « Vous avez tout faux » sera sa riposte. J’acquiescerai tout en crachant un nuage de fumée sur son visage. « N’y a rien de pire que l’expression suffisante de la vérité », je lui avouerai les yeux dans le vague. Elle m’écrasera le pied d’un air gêné. S’en retournera avec grâce. Je ne sentirai rien. Rien. Pas même le souffle glacial de l’illusion, de celle qui ne reviendra pas.




J’en étais à la NEP quand N. m’a appelé : « une petite virée à Nantes, ça te dit ? » Sans hésitation la réponse est oui.

Je prétexte aussitôt une excuse bidon à Marie, une gamine de quinze ans pour qui L’URSS est un concept aussi abscons qu’inutile. Mais la petite n’est pas née de la dernière pluie. Elle me file les 20 euros et me souhaite de bien me fendre la gueule. Je lui promets mon vieux poster des Cure, l’époque Kiss me kiss me. C’est qu’elle adore les chanteurs maquillés depuis la lointaine époque de Tokio hotel.


Nantes -- métropole sous surveillance vidéo.

Entrée en grande pompe par la rue de Strasbourg.

Ma première envie serait de me poser au bord de la Loire. De respirer cet autre concurrent de la Seine. Souvenir bien ancré du collège je suppose.


Focus on dans le désordre.

Larges avenues / Bâtiments austères / Gigantesques places / Un vent d’une force redoutable / Des caméras effectivement / Touristes d’extrême Orient / Un navire de guerre / Des bars ayant pour voisins des bars / Des mecs & des nanas fringués comme partout / Le château des Ducs de Bretagne / Un concert de Joe Jackson à venir / L’industrie de la biscuiterie / Des gens qui parlent le turc / Des pigeons forcément / Encore des bars / Des CRS cachés dans une ruelle / Parents et bambin se promenant le samedi / Soleil de fin d’après-midi / Une charmante rue qui a vécu de son passé colonial / Avion à basse altitude / Objet jaune en métal de l’autre côté de la rive / exilé politique kurde nous offrant du thé / La rigueur du lycée Clemenceau / Une cathédrale pas assez maquillée / À la recherche d’une rue perdue / Odeurs de pâtisserie qui sent bien bon le beurre / Un groupe de filles & de garçons bruyants / Des bars à thèmes / Les colonnes de l’opéra / Le 7ème avion / Un énorme clébard qui me fout la trouille / Un C.H.U. qui a la même gueule que la nôtre / Une fan d’electroclash dans les bras d’un gentil garçon / Étrange modulation du chant d’un oiseau en quête de l’amour perdu / Pause café le temps de souffler & cigarettes dans le vent


Taverne de la gargouille. 3 allée de Turenne.

N. et les autres se préparent. Visages occupés. Spectre de la balance. Musicien c’est aussi un boulot bien que la rumeur publique prétende que ce soit le temps de l’amusement. Ai toujours cru que la jalousie était la source d’un tas d’emmerdes qui vous donne envie d’exister.

À cause donc de la tension qui règne : les problèmes de connexion, des prises jack trop courtes, la guitare qui sature, le bassiste qui n’arrête pas de jouer pendant ce temps-là, le Mac qui plante, le chanteur qui tourne en rond, N. qui sympathise avec le patron, le chanteur qui cherche à gagner une heure parce que les gars n’ont pas envie de jouer à 19h30, des fans déjà au rendez-vous, un jack en moins cette fois, les photos qui se bousculent, des regards qui se perdent, une petite blague du chanteur et tout le monde se détend, le bassiste exécute un standard des Pixies, le patron opine du chef, le patron est connaisseur, le patron offre la tournée générale, N. exulte, et moi je n’y ai pas droit parce que je ne suis pas musicien. C’est deux euros pour vous !

Je m’éclipse.


22h30. Il est temps de retourner à la Taverne. Je sens que N. va me faire la gueule.

Après avoir boudé, je suis allé marcher un peu. Prendre l’air comme on dit. Et puis un type m’a accosté sans aucune raison particulière. Ils sont peut-être comme ça à Nantes, chaleureux, accueillant, au feeling. J’étais bien content de fraterniser avec une personne locale. Il m’a offert un verre. Puis un deuxième. Puis un troisième. Et ainsi de suite. Nous avons parlé de nos villes respectives. Qu’il ne connaissait pas Rouen, cette petite bourgade où le vide absolu devait être le quotidien des gens, un endroit sinistre à en croire l’article de Libération paru à la fin des années 90, une ville mortellement ennuyeuse d’après le narrateur d’extension du domaine de la lutte. « Erreur ! », je lui dis, « Ce n’est peut-être pas une métropole d’équilibre mais il se passe bien des choses au pays.

-- Comme votre équipe de football. C’est quoi déjà le nom ?

-- Le FCR, les diables rouges.

-- Ah !

-- Tu sais… Rouen, c’est… comment dire… je veux dire… comment t’expliquer… c’est quelque chose de physique, qu’on aime pour la vie.

-- À t’entendre, c’est le paradis chez toi !

-- Il n’y a pas de paradis sur Terre. Rouen n’est pas une légende. »

Début de gêne entre deux étrangers qui boivent un coup ensemble. Sauf que l’ange qui passe m’entraîne dans l’erreur fatale : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » Et il a commencé son long monologue. Et merde.

Appelons le Paul.

Paul était un rastaman dans sa jeunesse, communiquait avec jah par skunk interposée, écoutait Big Youth et criait sur tous les toits Jaaah ! Raaaastaman ! King of kings ! Lord of Lords ! Parce que l’Éthiopie, Hailé Sélassié, cet homme que mon père m’avait présenté comme un despote -– sauvé par l’histoire en ayant été le premier dirigeant noir ayant fait un discours à la SDN, cet homme qui avait été acclamé en Dieu à son arrivée à Kingston, ce surhomme (sic) que Paul vénère. Car Paul est convaincu de son africanité, depuis qu’il avait séjourné au Sénégal (bizarre tout de même que personne ne passe des vacances en Centrafrique où au Congo) Il me dit que là-bas tout est authentique, les gens, la vie, la vraie vie. Ah ! Et la musique, le mbalakh qui l’avait tant fait frémir, le djembé forcément, les sonorités féminines du Wolof et de la cora, les mille et une saveurs du tieboudieune.

Paul n’aime plus les blancs. Il a une dent contre les historiens et les philosophes de ce pays. Selon lui, la négation de l’Histoire commence avec l’Antiquité. Sais-tu que l’Égypte des pharaons est une civilisation nègre !, qu’il m’a lancé. J’aimerais lui demander, lui dire : « As-tu déjà fanfaronné avec le mot nègre devant un black ? Parce que j’avais connu un type de ton genre à qui il était arrivé malheur. Et puis, je m’en fous royalement. Après tout je suis jaune. Un jaune d’Afrique. Et tu sais ce que les jaunes pensent de ton antiquité de merde ! »

Je regrettais aussitôt ma piètre réflexion, d’être tombé aussi bas, comme cela arrive souvent quand nous ne maîtrisons pas nos frustrations.

Il me fixa, se détourna, serra les poings, mais comment est-ce possible ? Il ne comprenait pas que je puisse aimer Rouen, cette ville de blanc. Il me fixa de nouveau. Cul-sec. En recommanda une. Pour moi aussi. Il me reprochait de me saper comme un blanc. Et puis c’est quoi encore ce badge, ces types maquillés, les cheveux crêpés. Il ne comprenait vraiment pas. Moi non plus. Et puis c’est quoi se saper comme un blanc. Comme un toubab. Comme un vahaza. C’est quoi exactement ! Parce qu’il faudrait que je mette un boubou et un badge à l’effigie de Léopold Sédar Senghor peut-être. Non, trop assimilé celui-là. Patrice Lumumba est plus authentique, bien qu’il soit de l’ex-Zaïre. Tu connais Lumumba ?

Paul est un frustré, un frustré de l’histoire coloniale. De l’histoire de l’esclavage. Tous dans le même panier et hop ! les anachronismes buzzent comme l’éclair. Du moment que c’est aussi délicieux qu’un poulet à la dakatine.

L’humain est un filou et Paul en est le précieux jouet.

Mais déjà il est passé à un autre sujet.

Quand Paul était un rastafari, il glandait beaucoup. Il était un feignant. Et il se le reprochait. Du temps perdu, qu’il me dit, parce qu’on a qu’une seule vie. Maintenant qu’il bosse, il traite les autres de feignants. Un peu comme ceux qui ont arrêté de fumer. De boire. De regarder la télé. De manger des pizzas : tous ceux qui ont découvert la foi du juste. Me suis insurgé. Mais trop tard encore. Déjà il me parlait de son boulot, de trucs techniques à mourir d’ennui, qu’il ne lui manquait plus qu’une femme et il aura atteint son but dans la vie. Merde, il n’a pas plus de 35 ans et il me colle ça dans la gueule. Envie de lui dire dans les yeux comme un ami qui vient de loin : « arrête de boire ! Parce ce que c’est peut-être ça au final, tout ce désordre qui règne dans ta tête. » Mais là n’était pas son problème. Il préférait m’exposer le pourquoi du comment nous en étions là derrière un récit musclé, paroles avinées en mode répétitif, monologue tournant en boucle sans jamais être rayé, ce qui avait le don de m’agacer. Je restai diplomate faute de mieux -- écoute toujours attentivement l’étranger qui te parle que m’avait enseigné mon père ; il voudrait se repentir, laver la faute de ses ancêtres criminels. M’a pris la main. Entre frères. Entre gens de la même tribu (sic). C’est l’un des curieux aspects de la mondialisation : nous monopolisons l’identité des autres pour en façonner des marionnettes qui nous ressemblent.

Après avoir regardé l’heure, lui dis que j’ai un rendez-vous important, suivi du gros mensonge : « heureux d’avoir fait ta connaissance et à bientôt j’espère… à Rouen ! »

Exit.


-- T’étais passé où ?, me demande N. avec insistance.

-- Je me suis égaré. Et le concert ?

-- Allez viens, on est attendu.

-- Où ?

-- À la soirée de l’amitié.

J’ai la tête qui tourne. Peut-être même envie de vomir.

Après vingt minutes de marche, nous y sommes. Je me sens beaucoup mieux. Pas étonnant que les puissants de ce monde s’affichent souvent sur quelque terrain glissant avec le bâton du berger. Enfin, c’était avant qu’ils ne se mettent à courir.

Une grande brune nous ouvre la porte. Elle s’appelle Svetlana.

-- Bulgare ?, N. demande.

-- Non, suédoise.

Elle nous explique qu’elle est une serbe de Bosnie originaire de Mostar. Avec la guerre, la famille s’est exilée en Suède. A Malmö. Chez une tante qui avait fui le régime de Tito.

N. lui demande si elle n’est pas nostalgique de la Yougoslavie. J’étais trop jeune, qu’elle répond laconiquement. Je crois qu’elle veut éviter le sujet. Les choses auraient peut-être été différents si elle avait été croate, slovène, macédonienne ou bosniaque.

La soirée de l’amitié se déroule sur deux étages. Ambiances afterpunk au premier, goth et electroclash au second.

Une copine de Svetlana se précipite sur N. « J’adore vraiment ce que vous faîtes ! » Bien que N. tente de cacher son sourire satisfait, N. est aux anges. Elle lui propose un verre qu’il accepte avec joie.

Seul avec Svetlana en quête d’un truc à dire.

Trente secondes de solitude absolue.

Ce qui ne nous empêche pas de sourire timidement l’un l’autre.

Lorsque le Mac envoie l’une de mes chansons préférées.

-- Oh, génial. J’adore cette chanson, je lui lance tout excité.

-- C’est quoi ?

-- Taxi Girl. Aussi belle qu’une balle.

Je voudrais me lever, rejoindre les autres. Danser. Frissonner. En même temps, je ne voudrais pas être impoli. Alors je lui demande :

-- Heu… tu connais du monde ?

-- Heu… je ne pas connaître personne. Sauf Helena, ma cousine.

-- Serbe aussi ?

-- Un peu de serbe, un peu de hongrois et un peu de la France. Elle s’appelle Helena Kovacs.

-- Une très grande famille à ce que je vois.

-- Heu… vouis vouis. Et toi venir d’où ?

-- De Rouen.

-- C’est où ?

-- En Normandie. À une heure de Paris. La ville des Vikings.

-- Oh !

Elle marmonne un truc en suédois. Sonorité gutturale à la réverb intronisée slave. Sûrement en rapport avec ses ancêtres, les ancêtres de son pays d’adoption. Ou alors l’ennui d’être à mes côtés.

Un type efféminé looké batcave s’amène vers nous.

-- C’est la première fois que vous jouez à Nantes ?

-- Heu… en fait, je ne suis pas membre du groupe. Je ne fais qu’accompagner.

-- Roadie ?

-- Non plus. Je pense écrire sur eux.

-- Ah ! Écrivain.

-- Quelque chose comme ça.

Je lui explique que je n’ai toujours rien publié sauf quelques poèmes ou textes courts sur le net. Rien de bien sérieux. Pourtant ce ne sont pas les projets qui manquent. Un roman ambitieux, une biographie du groupe, un recueil de nouvelles, un essai sur les crises d’identité. Tout un programme qui nécessiterait plusieurs vie… et moins de paresse. Alors, écrivain ? Mmmm. Disons que c’est toujours plaisant en société d’être qualifié ainsi. Le besoin de reconnaissance sociale. Jusqu’à ce qu’on me demande si je gagne bien ma vie, question sans aucun intérêt selon lui.

-- Viens, je vais te présenter à un ami. Au fait, je m’appelle Mehdi.

Je propose à Svetlana de nous accompagner.

Bauhaus en ligne de mire.

Le second étage s’intronise Dark entries.

Svetlana semble un peu effrayée. Ou intimidée. Ça vous est sûrement déjà arrivé d’avoir eu les jambes engourdies en la présence d’un autre que vous. Elle me rappelle une camarade laotienne de fac qui avait découvert les charmes de l’Occident en une soirée. D’abord dans un sex-shop où j’y étais vendeur à l’époque. Puis dans une soirée Goth au Bidule. Elle m’avait posé cette question : « c’est une fille ou un garçon ? »

Bloc tout de noir vêtu.

Traçons en diagonale et fendons le bloc. Des voix murmurent dark entries de chaque côté. J’avoue que c’est assez impressionnant.

Svetlana s’accroche à nous. Sourire amusé de l’étrangère qui ne veut déranger personne.

Exit.

La cuisine et ses odeurs de bouffe, d’alcools et de clopes. C’est là que Mehdi nous entraîne. Le lieu de convivialité par excellence où vous n’échapperez pas aux jeux de la séduction.

On s’avance vers un type qui raconte des anecdotes d’un ton professoral à quelques jeunes gens agglutinés autour de lui.

Mehdi m’apprend que Pierre est un éditeur du coin spécialisé dans les biographies de rock star. Que c’est un type formidable même s’il peut paraître antipathique au premier abord. Qu’il est un grand amateur de femme. Effectivement. À sa manière de planter ses yeux dans ceux de Svetlana. Le parfait cliché du séducteur français qui vous cite des poètes à l’alcool sentimental tout en vous caressant du regard, pour reprendre la formule d’une amie américaine qui vit aujourd’hui avec un ancien rocker quelque part dans le Sud de la France.

-- Pierre, je te présente Zack.

-- Et la charmante demoiselle ?, l’éditeur ne passe pas par quatre chemins.

-- Oh, je vous présente Svetlana.

Pierre se fiche pas mal de moi. Il n’y a que les yeux de Svetlana dans sa ligne de mire. Un instant, je me suis imaginé qu’elle était ma petite amie. Aurait-il bavé de la même façon ? Lui aurais-je foutu mon poing dans la gueule ? Mmm. Trêve d’imagination. Laissons l’impossible somnoler, ce n’est pas le moment.

Je crois que je suis jaloux. De la situation. Ils m’ont expulsé de la cour avant même d’avoir pu produire mon discours de lèche-cul. Surtout le bouffon. Un type râblé avec des cheveux hirsutes flanqué d’une combinaison jaune, la même que celle portée par Bruce Lee dans le jeu de la mort. Probablement un étudiant de lettres ou de philo ou de cinéma, un type aux tics de langage amusant de béni-oui-ouisme : c’est clair / vous avez tout à fait raison / C’est énorme ce que vous dites / c’est la plus belle phrase que j’ai jamais entendue.

Svetlana ne m’adresse même pas un regard. Elle est complètement absorbée par le ton mielleux du bellâtre, ce grand ami de la Yougoslavie et du slivovice, ses deux amours qu’il annonce d’un ton solennel. Son récit débouche forcément sur Mostar, la belle cité qui lui inspira des vers, qu’il refuse de partager malgré les supplications du bouffon. L’éditeur serait-il du genre pudique. Je n’en crois rien.

Me suis dirigé vers une bouteille de Jack Daniel’s à moitié pleine. Fuir Mostar avant qu’il ne pleuve des bombes phraséologie nauséeuse.

-- Il est toujours aussi pédant ?, je demande à Mehdi.

-- En public. Autrement, c’est un homme extrêmement charmant. Une crème !

-- Un type qui a besoin d’amour !

Mehdi éclate d’un rire nerveux.

-- Il n’a pas voulu du mien, m’annonce-t-il avec des yeux tristes de chien battu figés dans les miens, ce qui me met dans une position inconfortable -- sa main frôle ma joue droite.

Maintenant pensez ce que vous voulez. Parce que je tiens à vous dire que je suis béni des Dieux. Eh oui, l’heureuse coïncidence qui tombe à pic. Elle s’appelle Love will tear us apart.

Le tube de Joy division, celui qui passe dans les clubs du monde entier, dans la même veine que le Boys don’t cry des Cure, ces hymnes bibelots souvenirs qui vous agacent mais que vous savourez chez les autres.

Mehdi a clairement compris mon message. Rires secs et nerveux. Regards décroisés. Bouffées de cigarette pour palier l’absence de réactions. Cocon fumoir enveloppant l’espace convivialité.

Quelqu’un se plaint. Quelqu’un qui ne fume pas. Quelqu’un qui a désamorcé la bombe sans même le savoir. Pour une fois, j’acquiesce. Nous nous excusons d’une même voix.

Lui annonce que je vais aller faire un tour en plus de la tape amicale sur l’épaule. L’entente est cordiale.

Exit.

Killing joke prend la suite. Tics nerveux de la tête aux pieds.

Je me surprends à chanter le refrain en compagnie d’inconnus qui se déhanchent sur le dancefloor. Nous sommes des étrangers appartenant à la même phratrie.

Une gamine nous rejoint. Elle est totalement en transe. Je dirais même en état de conscience modifié. Sentiment qu’elle pourrait chuter d’un moment à l’autre tellement j’ai l’impression que son corps ne communique plus avec la terre ferme. Je pose ma main sur son épaule. Pour qu’elle ne tripe pas toute seule. Mais elle ne réagit pas. Plus. Alors je déplace ma main vers son visage que j’effleure tout d’abord avant de lui donner une petite claque. Elle ouvre les yeux, m’observe comme si j’étais un monstre venu d’une planète hostile, puis sourit.

-- Salut toi !

La gamine me scrute de l’œil tout en affichant de lascives postures fusionnant manga & publique imagerie référencée Siouxie, Madonna, Peach, Miss Kittin, Emma Peel, Betty Page. Un curieux la photographie. De fil en aiguille les flashs se multiplient. Pourquoi pas, c’est dans l’ère du temps après tout que je me dis, de respirer en icône que la terre entière commentera instantanément sur facebook, myspace ou twitter. La terre entière !

Vive la fête se charge de la suite. Oh, yeaah !, exclamation de ralliement de la phratrie. Quelqu’un filme. Plan séquence il n’y a que ça de vrai. La réalité est que votre œil s’est substitué à celui de la caméra -- l’espace cohabitation frénétique mute en lieu de représentation. Et cette possibilité d’être vu à Buenos Aires, à Hong Kong ou dans le Dakota du Nord. Zoom sur l’idole, du général aux détails, ses cheveux crêpés, son maquillage dégoulinant, sa bouche coquinement vôtre, l’appel effréné de sa langue qui vous dit viens chèèrie, son perf qui lui colle au corps, i’m a bitch apposée sur son t-shirt moulant, ses collants volontairement tailladés finissant dans des docs usées de l’époque souveraine. Je ferme les yeux devant l’instant trouble. Parce que j’ai la certitude d’avoir déjà vécu ce moment. Suis-je en train de rêver ?


salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi salut toi


Sueurs froides dégoulinant sur mon visage de marbre, les mots qui manquent à l’appel et mon bras immobile sur celle qui vient de réapparaître.

« LAURE ? »




À SUIVRE…

jeudi, octobre 08, 2009

[Episode 6]




J’étais allongée raide sur le lit, les jambes écartées. Il avait une télécommande à la main et l’expression effigie du libérateur.

Bip sonore.

Déconnexion.

Arrêt des phases de tremblements.

J’ai senti une onde de choc m’envahir, comme si tout ce que j’avais dû refouler durant ces longues années se libérait du joug de la machine-faction. Un mélange de supplices et de délices.

Mes mains entraient furieusement en contact avec ma peau, tentant d’une part de défaire les liens qui m’étouffaient, m’abrutissaient, tout en me suppliant d’autre part de me laisser emporter par le passage du vortex. Il me détaillait du regard ; le consciencieux professeur étudiant les moindres faits et gestes de son cobaye. J’aurais voulu arrêter le processus qu’il avait enclenché mais je n’en avais pas la force. Je le voulais. De toutes mes forces je le voulais. Mais.

Je détournai mon regard pour le planter vers les figures historiques, lesquelles me fixaient droit dans les yeux. Je recherchais leur mépris. Qu’ils me jettent l’opprobre à la figure, je psalmodiai intérieurement. Lorsque mes yeux se posèrent sur le comédien au visage hargneux et à la poigne de syndicaliste. Frissons. Ses traits virils me firent l’effet d’une bombe.

Son poing se dirigeait dans mon sexe béatement béant et rien n’aurait pu stopper l’hémorragie brûlante qui soumettait mon corps à la valse des pulsions. Je détournai une fois de plus mon regard, mais le comédien me poursuivait jusque dans mes pensées. Il ne me lâchait plus. J’entendais sa voix, les injures d’une incroyable barbarie qu’il me lançait, ses mains gantées de cuir noir affligeant ma chair. Dépeçage d’une extrême férocité tandis qu’il aboyait dans tous les sens. J’étais comme une possédée entre les mains d’un monstre. Je me suis mise à hurler. Hurlements de plaisir. De haine. Envers lui. Envers l’homme. Envers l’humanité. Envers moi. Puis des images défilant à toute vitesse s’interconnectant à la violence des secousses : le comédien, le fondateur, l’homme, les figures historiques, la petite fille, des grimaces anonymes. Tous me pointaient de l’index. Prise en flagrant délit. J’avais atteint le bout du tunnel.

Délivrée d’un poids immense sous le signe du réveil.

Le visage des figures historiques rayonnait. Plus aucune trace de fatigue. Le comédien plastronnait d’un sourire de vainqueur, bien que je voyais encore en lui l’expression crispée de l’instant fatidique. Et les nombreux fidèles acclamant le triomphateur. Il exhibait la poigne de la jubilation, l’ancêtre d’Alessandro Mussolini. À quoi pouvait bien ressembler son visage lors du dernier souffle ? Portait-il le masque du dominateur ou était-ce celui de la repentance ?

Des traces de griffes sur la robe rouge, laquelle n’était plus que loque. Je la saisis, l’observai sous toutes les coutures et sentis l’odeur de bête qui en émanait ; une odeur âcre à vous donner la chair de poule. C’était peut-être le dernier geste de l’assassin, sentir le parfum de sa Reine à l’agonie. Mais je n’étais qu’une princesse au beau milieu d’une pièce au décor changeant.

Où est passé mon assassin ?

Je remis la robe et me plaçai devant la glace. Simple curiosité. Doublée du sentiment de honte vis-à-vis de mes semblables. « Regardez-moi celle-là, elle n’a même pas honte ! », je les entendis déjà persifler. Je m’octroyais des poses d’une lascivité incongrue, je fanfaronnais devant cette autre moi qui me rendait la pareille. Je me trouvai encore plus belle, une fleur à l’éclosion indécente au centre d’un champ magnétique. Je levai mon poing rageur. Sauf que voilà, le bonheur n’aime pas se sentir seul. Il lui faut son double, celui dont personne ne veut, cet autre solitaire qui vous casse les pieds et que je n’ai pas envie de nommer.

Je me suis sentie pathétique à l’idée que d’autres miliciennes étaient passées par-là. J’imaginai leur visage irradié du bonheur interdit, leurs réactions pleines de vanité devant la glace, se prenant pour des princesses puisqu’il en était ainsi ; cette impression d’avoir grimpé les échelons en une nuit.

Comme toutes, je dois me taire indéfiniment.

Je retrouvai l’homme dans la pièce principale. Il regardait les étoiles par-delà la fenêtre.

— Ma princesse a bien dormi ?, il me demanda, sans se retourner, d’un ton paternel.

— La princesse est comblée du cadeau de son Prince. C’était royal !

— Vous devez reprendre des forces maintenant. Allez, servez-vous ! Vous avez tout ce dont vous désirez sur la table.

— Vous voulez quelque chose ?

— Je me contenterai d’un cognac. Prenez en un aussi ! Il vous faut retrouver de la vigueur.

— Je crois que j’ai assez bu pour ce soir.

— Prenez-en un je vous dis. Ne laissez pas votre corps mourir de soif. Comme dit le vieil adage, après l’effort, le réconfort.

Nous avons trinqué à la paix dans le monde.

Les plats étaient bien loin du fast-fooding qui nous alimente quotidiennement. Des asperges en entrée, des escalopes de dinde à la crème, des pommes de terre sautées, des endives et des fenouils assaisonnés au vinaigre de cidre, du fromage et une tarte aux pommes. Bref, des produits qui ne répondaient ni à l’obligation de traçabilité ni aux normes de sécurité requises et que la publicité faite par les trois principaux concurrents de fast-food nous déconseillait formellement, à savoir léonard feeds you, lee kwan et smily burgerteneur élevée en éléments cancérigènes.

Je sautai sur les plats et me goinfrai.

La dernière fois que j’avais mangé de l’outfooding, c’était lors de la remise de la dernière médaille de l’ordre du mérite. J’avais partagé la table des plus importants managers généraux et hommes d’affaires que comptaient la Zato. Devant les caméras accréditées, tous me prédisaient un bel avenir, que mon rendement dépassait les quotas requis, et que je pouvais encore battre mon propre record car j’étais loin d’avoir utilisé tout mon potentiel rendement. Je me souviens surtout de la succulence du canard à l’orange, bien que la bête manquât de goût, ce qui avait beaucoup amusé Guillaume Léonard, le patron de l’époque de léonard feeds you, lequel avait sorti de sa poche un pack de sauces qu’il m’avait tendu accompagné d’un effroyable rictus ; une plaisanterie de mauvais goût pour tout le monde : il avait oublié la présence des caméras. Quelques heures après l’événement, on lui avait suggéré de prendre sa retraite. Son fils le remplaça.

Aucun écranspectateur ne vit jamais l’erreur de casting. Tout avait été supprimé au montage. Quant à Guillaume Léonard, il reçut les honneurs dus à l’ensemble de sa carrière et vécut paisiblement de ses rentes jusqu’au dernier souffle.

Après avoir englouti un morceau de tarte aux pommes, il m’offrit un verre d’un alcool à vous brûler l’estomac. Du calvados. Très bon pour la digestion d’après lui. Puis il se dirigea vers la platine vinyle et y inséra un disque.

— Sinatra, je suppose ?

— Mmm. Vous apprenez vite, princesse. L’une de ses plus belles chansons, this is the beginning of the end.

Je me demandais ce que Sinatra pouvait bien raconter.

Il sortit son mini-écran et me montra des chiffres qui devaient avoir quelque rapport avec ma performance de ce soir.

Il portait le masque officiel de sa fonction, le faciès austère de l’élite. Nausée du vide. De se rendre compte que le passé n’a été qu’une illusion.

C’était la fin du conte de fée.

— Milicienne Viviane, je dois reconnaître que ma collègue Audrey Léonard a du flair. Vos notes sont exceptionnelles. Vous êtes incroyablement douée, un potentiel de jeune première : une bonne mémoire, du flair, un corps en très bon état et une remarquable comédienne.

— Mon travail est de servir la Zato, monsieur !

— Audrey Léonard a dû vous expliquer ce que nous attendons de vous.

— Oui, monsieur !

— Bien. Cependant, il va y avoir quelques changements. Rien de grave, je vous rassure. Mais vu vos résultats, nous en avons décidé autrement. Vous obtiendrez mieux qu’un poste d’attaché militaire au consulat du consortium en Austrafrique. Vous ne perdrez rien au change. Vous aurez votre grade de commandant, ce qui équivaut dans la milice à l’échelon B niveau 5. Nous allons vous intégrer au sein du CESR. Vous n’ignorez rien de ce sigle, n’est-ce pas !

— Le corps d’élite spécialisé dans le renseignement, monsieur !, voilà le comble de la plaisanterie.

— Bien. Je tiens à préciser que vous avez tout à fait le droit de refuser si vous le souhaitez. Avez-vous des nouvelles de vos parents ?

— Pas depuis un bon bout de temps.



À l’époque de l’État nation, mon père travaillait dans la diplomatie, ce qui nous amenait souvent à changer d’endroit. Ma mère rêvait de Paris. Elle en parlait tout le temps de ce paradis unique sur terre. Malheureusement, ses envies intéressaient peu le ministère des affaires étrangères. Servir l’Etat, c’était accepter. Nous nous étions retrouvés dans des pays politiquement instables. Souvent en guerre. Mais j’étais trop petite pour comprendre. Les mots ont peu de sens s’ils sont déconnectés du visible. Pour moi, la guerre, c’était de sympathiques gaillards en armes qui gardaient le quartier et qui m’enseignaient des tonnes de gros mots. Avec eux, rien ne pouvait nous arriver.

Ma mère trouvait les journées longues. Alors qu’à Paris ! Elle s’imaginait souvent arpenter les Champs-Élysées, causant de ces choses futiles de la vie qui vous donnent du baume au cœur avec des personnes bien charmantes. Et puis il n’y avait pas le couvre-feu de 20h.

Tous les trois ans, mon père recevait une nouvelle affectation. En attendant son retour, ma mère s’enfermait dans sa chambre. Les longues heures d’attente à imaginer le visage que ferait mon père à l’heure du dîner, l’expression sombre de l’éternel recommencement qu’elle connaissait parfaitement bien. « Chérie, je suis affecté à Addis Abeba en Éthiopie.

— Mais pourquoi nous font-ils ça ! Ils auraient pu faire un effort pour la dernière. On aura vécu dans tous les trous à rat, Abuja, N’Djamena, Bogota, Tegucigalpa, Port-Au-Prince, Bagdad, Bichkek, Islamabad, aujourd’hui Kaboul et demain… Addis Abeba. Et toi tu ne dis jamais rien ! »

Elle avait fondu en larmes et s’était retirée. Mon père avait tristement souri à la petite fille de sept ans. Que pouvait-il faire de toute façon, lui qui, contrairement à ma mère, rêvait de Berlin. Ce qui revenait pour moi au même.

Personne n’était captivé par la nouvelle destination. Surtout depuis que les plus puissants seigneurs de guerre somaliens s’étaient accordés à défendre leurs frères d’Ogaden et menaient la vie dure à la faction tigréenne qui régnait sur le pays depuis la chute du Négus rouge1 en 1991. À voir tous ces massacres à la télévision, Kaboul semblait un havre de paix. J’ai bien dit semblait. Car nous ne connaissions rien de la ville. Ma mère et moi ne sortions presque pas — nous vivions dans un cocon appelé ambassade —, les milices talibanes n’étant pas des tendres avec la gente féminine.

Nous n’étions finalement restés que deux mois en Éthiopie, à la grande satisfaction de ma mère. À l’aube, ça devait être en juin, les Somaliens étaient sur le point de prendre la ville et les derniers soldats éthiopiens faisaient sauter tout les dépôts de munitions. Nous nous étions donc retrouvés à deux heures du matin à l’aéroport international d’Addis Abeba. Une heure plus tard, nous nous envolions à bord de deux Transall de l’armée française venus de Djibouti en direction de Nairobi.

C’était ainsi que j’avais fait la connaissance de mon pays. Au début, tout le monde me chouchoutait. J’étais la fille du grand frère qui avait réussi dans la famille, la petite Viviane aux goûts si particuliers. Et plus le temps passait, moins je recevais d’affection et plus je me sentais une étrangère. Le plus dur a été de parler ma langue sans cet effroyable accent. À cause des moqueries, certes sans méchanceté aucune, mais qui me faisaient bien comprendre d’où je venais, c’est-à-dire d’un monde qui n’existait pas, qui ressemblait à un îlot privé, enclavé dans un territoire où les habitants s’étripaient pour des bouts de terre, territoire qui était désormais mien.

J’avais 19 ans quand la guerre avait éclaté. La grande guerre. C’était un truc impensable quelques années plus tôt. Toutes ces grandes puissances au bord de l’autodestruction. Ma mère avait pleuré devant les images en direct de la désintégration de Paris. Le paradis qui marchait tout droit vers l’enfer. Je me souviens de l’envoyé spécial, un journaliste aux allures tragiques, typique des grandes chaînes d’infos 24h/24, et dont c’était le scoop du siècle, hurlant de plaisir en même temps que perçait le nuage de fumée toxique. Une image qui avait fait le tour du monde et qui avait reçu le trophée du meilleur reportage après la guerre, laquelle s’était achevée avec la prise de Shanghai. Je me souviens que ses habitants y avaient acclamé les libérateurs, l’armée des Consortiums. On pouvait voir sur youtube des séquences vidéo montrant la population en liesse. Une gigantesque fête populaire poussant soldats et filles de la ville à s’embrasser sous l’œil des anciens et des caméras. Des exécutions publiques avaient lieu en simultané, entre deux tirs de feux d’artifice. Les collaborateurs avaient la tête coupée — quelques enragés arrachaient également leur sexe et parcouraient le quartier en brandissant fièrement leur butin. Celles qui avaient couché avec l’ennemi étaient lynchées, violées puis jetées dans une fosse qui comptait des milliers de cadavres. La vengeance s’apparentait à une réjouissance collective, comme cela avait déjà été le cas dans les villes libérées précédemment.

Nous aussi, nous nous sommes embrassés. Ma mère m’avait serrée très fort et avait pleuré dans mes bras. Pas uniquement parce que c’était la fin de la malédiction : elle réprouvait toutes ces scènes de barbaries qu’on nous exposait dans tous les sites d’hébergement vidéos. Il y avait un nombre incalculable de clips atroces, dont les commentaires ne tarissaient pas d’éloges. « C’est tout le contraire de la justice ! », qu’elle avait lancé à l’une de mes cousines qui s’obstinait à lui dire que la vengeance était la chose la plus normale du monde. « Imagine, tantine, si on violait ta fille Viviane ! » Ma mère n’avait pas su quoi répondre. Comment aurait-elle effectivement réagi ?

Et puis il y avait eu ce jour. Des individus en guenilles paradaient sur la place de l’Indépendance. C’était tout sauf des autochtones. Ils étaient maigres, armés et affichaient le sourire aigri de ceux qui veulent vous convaincre du bien-fondé de leur lutte. Un peu comme ces jeunes soldats qui servaient les nouveaux maîtres des pays où nous avions vécu. Je me souviens que ma mère était devenue toute pâle et avait dit d’un ton cynique : « la malédiction me poursuivra jusqu’au tombeau. »

Les infos du soir parlaient d’activistes qui venaient trouver refuge chez nous, ce qui n’était du goût ni des consortiums, ni de certains États voisins avec qui nous étions liés par des accords de défense — la SADC : Southern African Development Community —, tels que l’Afrique du Sud, le Mozambique, le Botswana et la Namibie. Un mois plus tard, après l’échec de la conférence de Brasilia, le futur siège de l’O.C.U (l’Organisation des consortiums unis) — L’O.N.U ayant disparu avec la chute de l’empire américain —, le chef d’Etat-major, un général quatre étoiles connu sous le sobriquet de Colonel Dan, chassait le président au nom de l’unité du pays. Il avait aussitôt décrété l’état d’urgence et avait préparé l’armée à attaquer le camp des réfugiés. Aucun survivant ne devait en sortir, avec l’aval de l’O.C.U.. Seulement voilà. Les activistes connaissaient les desseins du nouvel homme fort et avaient envoyé la grande majorité des troupes, dont l’unité d’élite, dans un petit village situé à 20 km de la capitale. Cet exode massif avait eu lieu en pleine nuit avec le concours d’officiers supérieurs en désaccord avec le Colonel Dan. Ce dernier, qui pensait contrôler l’ensemble de l’armée, avait été pris au dépourvu le jour où celle-ci avait encerclé son palais. Il avait réussi de justesse à s’enfuir en hélicoptère et avait trouvé refuge à Maputo. Les officiers supérieurs avaient pris le pouvoir et avaient amnistié les réfugiés. Ces événements marquaient le début de la guerre austrafricaine.

Ma mère avait supplié mon père pour que je quitte le pays. Faire des études à Paris par exemple. Devenait-elle amnésique ? Je m’étais dit qu’ils ne voulaient plus de moi. Enfin je l’avais ressenti comme ça lorsque mon père m’avait emmenée de force à l’ambassade de France. Obtenir un visa et fuir à tout prix avant que le déluge ne s’abatte sur le pays tout entier.

Il y avait une queue monstre devant les grilles de l’ambassade. Attente, espoir et deux trois brutes qui nous guettaient la chicote à la main. Du déjà vu quand nous étions de l’autre côté de la barrière.

Étions-nous tous amnésiques ?

Pas les diplomates français en tout cas. Eux ne savaient plus pour qui ils travaillaient, mais venaient toujours au bureau afin de ne pas se sentir exclus d’un système qui les avait lâchement abandonnés. Certains étaient en pleurs, d’autres étaient paralysés comme si je ne savais quelle apocalypse s’acharnait sur eux. L’un d’eux avait reconnu mon père. Un collègue d’Islamabad. Mon père s’était jeté sur lui malgré les brutes qui tournaient de l’œil, s’exprimant dans un français châtié tandis que l’autre maniait les formules d’usage du pays. Voulaient-ils prendre la place de l’autre ? Tout cela devant les visages haineux de ceux qui n’auraient pas le piston. Quelques-uns s’étaient tout de même approchés et avaient tenté par diversion de rentrer dans la conversation avec le sourire de survie au coin des lèvres. En vain. Le diplomate français nous avait expliqué qu’il ne pouvait rien. Lui-même était désormais un apatride. Et il ne comprenait rien à cette fichue réorganisation de l’Europe, ces consortiums qui s’étaient substitués à l’Etat-nation. « Vous, au moins, vous avez encore le sentiment d’appartenance nationale, qu’il avait lancé à mon père.

— Mais vous avez toujours de la famille là-bas et vous n’êtes plus en guerre, avait bondi un jeune homme dont la vie passait avant tout le reste.

— Bordeaux et Paris sont deux villes qui m’étaient très chères. Elles ont été rayées de la carte en une nuit. Où voulez-vous que j’aille maintenant ! Je n’ai plus personne sauf ici. »

La ville n’avait pas été spécialement touchée par la guerre malgré les maigres bombardements à l’occasion. Disons que les officiers supérieurs avaient vite changé de camp. Rejoint par la Zambie, la Tanzanie, le Swaziland et le Lesotho. Rallier l’alliance SADC & CONSORTIUM est le gage d’un avenir meilleur pour nos enfants. Le conflit s’était éloigné après la fuite des réfugiés, lesquels avaient fini leur course en Angola, le seul pays qui résistait aux assauts des alliés après le ralliement général.

Jusqu’au cessez-le-feu. Provisoire bien entendu. Au cas où la diplomatie échouerait.

Entre-temps : création du S.A.C. (Southern african consortium)

Donc : fin de l’histoire nationale — exception faite pour l’Angola.

Sauf que le langage n’avait pas du tout apprécié cette éviction arbitraire du passé.

Soit le compromis qui faisait de nous le nouveau peuple d’Austrafrique, une création artificielle dont je me passerai bien de commenter le fonctionnement. Sauf cette anecdote : un auteur austrafricain aurait balancé son ordinateur par la fenêtre parce qu’à chaque fois qu’il écrivait le nom Austrafrique, son vieux logiciel de traitement de texte (Word 2000) ne pouvait pas s’empêcher de le souligner. Raison invoquée par la machine : absent du dictionnaire, sans pour autant départir de quelques suggestions : australasien, australienne, australasienne.

Des 4x4 noirs flambant neufs avaient fait leur apparition dans la ville. Des individus en costume blanc qui portaient des mallettes en étaient les vedettes. C’était les nouveaux locataires de l’ancienne ambassade de France qui portait le nouveau nom de consulat du Consortium.

Les relations étaient bonnes entre la nouvelle puissance et l’Austrafrique, à tel point que ce dernier avait octroyé quelques bases militaires dont une dans le nord du pays. À cause de la menace terroriste qui planait sur l’océan Indien — dans le langage officiel, on appelle ça la coopération militaire entre les Consortiums amis.

Ainsi, j’avais facilement obtenu mon visa. Où plutôt une puce électronique que les douaniers devaient retirer à l’arrivée. L’entreprise LÉONARD recherchait des personnes motivées pour sa milice privée. Un CDD de dix ans bien rémunéré et un objectif de carrière intéressant avec formation à la clé. Mon père m’avait dit que c’était la chance de ma vie sans me demander mon avis. Une semaine plus tard, je m’envolais pour la Zato. J’avais 20 ans.


— Reprenez contact avec eux, qu’il m’a ordonné. Lorsque vous aurez terminé votre service dans la milice, vous retournerez en Austrafrique. Nous vous avons trouvé un emploi à la bibliothèque de la fondation LÉONARD.

— Mais je croyais que…

— Ça vous pose un problème ? À moins que vous ne préfériez l’action et rejoindre le CF-SPI.

— Euh… Non non, ça me va parfaitement, monsieur !

— Fort bien. Dans ce cas, il ne manque plus que votre signature au bas de l’écran. Vous apprendrez vite que la paix c’est aussi le partage des connaissances, l’instruction de ceux qui n’en ont pas les moyens. To share comme disent les anglophones. Et puis vous méritez bien un peu de repos après dix ans de fidélité sans faille à la milice.

— La Zato a toujours été généreuse avec moi, monsieur !

— Il est normal que la Zato récompense ses fidèles serviteurs. Bien, je crois que tout a été dit. Il ne me reste plus qu’à prendre congé de vous. Ah, une dernière chose.

— À votre service, monsieur !

— Je vais devoir vous reconnecter. Vous savez à quel point ils sont stricts les techniciens de la coopération.

J’ai aussitôt compris le message : le retour de la privation.

Sur le canapé, les jambes écartées, la télécommande entre ses mains et l’expression effigie du juge partial.

Bip sonore.

Connexion.

La princesse était belle et bien endormie.




À SUIVRE…



1. Surnom donné à Mengistu Haile Mariam qui régna en tyran sur l’Éthiopie de 1971 à 1991.