jeudi, novembre 05, 2009

[Episode 8]



Laure s’éloigne de moi sans le dernier regard d’adieu.

Elle.

Laure.

Je tente de la rattraper. Son bras. Son cou. Ses seins. Ses hanches. Tout ce qui me passe par la tête. Rouleau compresseur envolées lyriques que je capte en plein vol. Me raccrocher. Raccommoder. Panser la plaie plus qu’imaginée. Assouvir les envies crétines de la bande à pulsions à qui je n’ai rien demandé. Tu dis ?

Que.

Que tu n’es rien de plus qu’une image, un mensonge visible en 3D.

Bien que.

Je t’ai supprimée de ma mémoire.

Parce que tu ne me désires plus. Qu’elle ne m’aimait pas. Que tu me dévisages en étranger.

En guise de réponse, elle m’offre l’insoutenable déhanchement de son cul, qui m’avait tant souri la veille. Tu es passée à autre chose, Laure ?


L’instant est à celui qui la prend soudainement dans les bras en un clic mental.


Laure & lui

-- Frottements sauvages entre deux adolescents en émoi.


J’entends des applaudissements. De vulgaires sifflements. Des rictus de dédain. Tu crois ?


Je suis tombé en panne devant ton mépris. Pourquoi est-elle réapparue ?


Tentative de détournement mental.

M’échapper avant que l’histoire ne m’invente.

Subsister.



Transfuge.

Qu’est forcément aléatoire.

Qu’implique obligatoirement un mais.

mais le présent fout le camp pour se pointer clopin-clopant dans la sphère des jeux de la Rome antique.

C’est-à-dire :

Années 80’s av J.C.

C’est-à-dire :

Années terribles de la tyrannie & des proscriptions.

C’est-à-dire :

Le consul que je présume Sylla tombe le pouce. Celui qui se frotte à Laure. Celui qui bombe le torse. Celui qui va déchoir le patricien de sa citoyenneté. Celui qui s’est frotté à Laure. moi.

Ce qui veut dire :

Mise à mort.


Approbation du public.

Beuglement des charognards.

Dis-moi, qu’est-ce que tu fous à Rome ?


Sein de l’arène mégalo.

La foule hurle cacophonique. Entraînée par l’édile, un garçon qui possède le visage d’un futur tyran, debout auprès de la hiérarchie. Tout à gauche, la chef du protocole que convoite l’édile, une asiatique fringuée en garde-rouge.

L’histoire en prend pour son grade. Mais le rêve n’est pas l’histoire. Le rêve bricole le temps et façonne l’espace. Tu ne le savais pas ?

Elle a un visage d’une beauté asymétrique, d’une pâleur excessive, maquillage plaqué façon burlesque pour les beaux yeux du Casanova aux étranges allures felliniennes. C’est elle qui harangue la foule, c’est elle qui leur demande d’applaudir, c’est elle qui les exhorte à faire des grimaces. Tous répondent aux injonctions de la maîtresse par des gestes simiesques ayant fait fi des leçons de l’histoire. De m’humilier semble être le mot d’ordre.

À mort le vieux !

À mort le renégat !

À mort celui qui n’a pas sa place ici !


Seul au milieu de l’attroupement sans aucune possibilité de sortie.


Black-out.

Tentative de retournement mental.

M’échapper avant que l’histoire ne m’achève.

Résister.


Les deux adolescents se débarrassent de leurs vêtements. Se masturbent mutuellement. Se lovent l’une et l’un dans l’autre. Atmosphère d’apocalypse haut en couleurs sur fond de romance pop-industrielle.

Ils éclatent de rire.

Qui n’a pas envie de rire d’éclat devant l’insaisissable ?

Moi.

La chef du protocole claque des doigts. Arrivent l’esclave et son cacatoès sur l’épaule. Un fanatique gueule d’hyène en quête de plaisirs polémiques.

Celui qui courbe facilement l’échine.

Celui qui sait flatter l’ego des gueules de con.

Celui qui nous dit intérieurement Plus humaniste que moi tu meurs !

lui :

Langue de vipère émaillée de diamants.

Prunelles vigilantes du tentateur braquées sur moi.

Bouc saillant des rois de Babylone la superbe.

lui :

Tend un vase de miel à la hiérarchie.

Les deux bras en avant.

L’époque est abondance.

Laquelle ? Hier, aujourd’hui, demain, celle qui n’a jamais été, celle qui ne saura jamais, le lieu-dit sous occupation qui correspond avec la page blanche de ma mémoire personnelle ?


De l’index, le consul doigte le bout du téton de Laure.

De la langue, le consul suçote goulûment.

De sa queue, il en émane les mouvements de sa respiration haletante.

Frissons.

De les voir en divinités adolescentes.

De les entendre murmurer.

De les savourer par mémoire interposée.

De les sentir si près de moi.

De m’entendre crier.

non, je ne suis pas votre jouet.

Ce qui ne m’empêche pas de courir.

Après qui ? Quoi ? Qu’est-ce que tu veux ?

Des forces me retiennent. Des forces mutant animales. Des monstres !

Je ne sais pas. Plus.

À cause des images qui paraissent tellement vraies.

« Rêve ! »

À cause de la douleur que je ne ressens pas.

« Ne rêve pas ! »

-- salut toi!

Sursaut de panique à l’idée d’être paralysé.


****


Bip sonore parvenant du bas-ventre. Une douleur aiguë qui stoppe net ma libido. Sur le sol, le livre et ce titre en haut d’une page quelconque : rouen, la ville au bord du suicide.


message d’alerte niveau c


Milicienne Viviane


Vous venez d’enfreindre la loi relative à la sexualité des post-immigrés. Avez-vous ressenti quelques excitations ? Avez-vous tenté de vous masturber ? Si c’est le cas, vous êtes priée de bien vouloir vous connecter auprès de la psychologue de votre service.


La Zato vous sanctionne d’une amende de 200 léonards.



LE PARTISAN est à votre service



Pour tous les services que je leur ai rendus. Les salauds ! Va falloir diminuer ma consommation quotidienne en pulse coffee et en nouilles chinoises, se cantonner à un repas au lieu de trois. Va aussi falloir subir le chiffre de la honte, lequel sera inscrit et commenté par l’animateur du journal de la Zato, à 20h20 précise sous la rubrique les hors-la-loi de la journée. L’instant divertissement après le sérieux de l’information officielle — les avancées de la politique de paix globale contre les diverses catastrophes qui menacent le monde. Je doute fort que les citoyens votent l’indulgence envers la milicienne pécheresse tentée par le spectre du sexe.

S’asperger le visage d’eau froide. Le sexe aussi. Refroidir tout le corps afin de calmer les palpitations.

Je me sens sale.

« Zack ! Ou à celui qui l’a écrit. De simples mots et les choses peuvent tourner au vinaigre »

Comment pourrais-je en vouloir à celui qui ne se doute de rien.


00h17.

Fonctions de l’œil-caméra déconnectées. L’uniforme noir de la milice descellé du corps. Sudation abondante agrée de l’odeur nauséabonde d’une journée banale de labeur.

Des sushis coréens — offerts par lee kwan fooding company — en guise de dîner. Il y en a de toutes les sortes, de toutes les couleurs. Chez lee kwan, vous mangez équilibré, slogan clé imprimé un peu partout en caractères gras sur le paquet contenant les sushis. J’en avale un que je trempe dans une sauce rouge métal. Pas mauvais. Goût se rapprochant du fameux asian burger à la sauce barbecue japonaise, le top food de chez lee kwan.

Je n’ai pas très faim.

En début de soirée, j’ai collé un procès-verbal à un sportif de haut niveau ivre sur la voie publique. C’est un passant qui l’a reconnu sur les écrans. Il est venu vers moi et m’a ordonné de l’arrêter, tout en me reprochant ma trop grande tolérance. Car le coupable était dans mon champ de vision, mais il y avait comme un décalage entre ce que filmaient mes pupilles numériques et ce que je voyais réellement, à savoir une suite d’images déconnectée du déroulement des faits — à quoi pouvait bien ressembler la ville de l’époque de Zack en 2009, avant qu’elle ne devienne la Zato.

Le sycophante est reparti avec le bon point que je lui ai filé, grâce auquel il touchera 100 léonards pour son acte de bravoure. Dénoncer, c’est faire preuve de civisme. En partant, après avoir relevé mon prénom et mon grade, il m’a promis de me coller un technicien de la coopération au cul.

Et puis il y avait eu les mots de la psychologue. C’était peu avant la ronde. Des mots durs. Très durs. Irresponsabilité. Immaturité. Indécence. « Comment avez-vous pu vous laisser envahir par ce rêve abject », qu’elle m’a tancée. Parce que je lui avais menti : « Je ne sais pas ce qui c’est passé mais j’ai fait un mauvais rêve » Il était hors de question de tout lui avouer. Je m’imaginais mal lui dire que tout était la faute d’un roman, d’un narrateur qui visionne en rêve des adolescents nus, lesquels le torturent en mettant en scène leur fornication démente. Je me demande quel adjectif elle aurait utilisé en lieu et place d’abject, elle qui m’avait presque traitée de pute de sa voix oscillant entre celles du père fouettard et de la mère maquerelle. De plus j’aurais été accusée des crimes suivants : trouble de la sécurité et du confort publics pour avoir été en contact avec une œuvre du passé et acte de pédophilie. rouen, la ville au bord du suicide est une fiction qui pourrait me coûter cher — passible de vingt ans d’éloignement dans le centre d’aide psychologique d’Elbeuf-lès-Zato. Et comme si ce n’était pas assez, elle m’avait dit d’une voix menaçante : « j’espère que vous y réfléchirez à deux fois quand vous verrez les chiffres de vos égarements dans le journal de la Zato. Parce que la prochaine fois, ce sera la thérapie de choc. »

Je m’empresse d’allumer l’écran de la Zato. Des émissions rediffusées de la soirée proposées en split screen. Je clique sur la première image encadrée en haut à gauche de l’écran, celle où les chiffres sautent aux yeux.

L’animateur de nos valeureux soldats donne une interview à un grand blond aux yeux bleus, le lieutenant-colonel Lars Pettersen, un gars du Nord, lequel vante les mérites de la milice. C’est l’école de la vie qu’il affirme les yeux dans les yeux face caméra, slogan qui apparaît sitôt dit au bas de l’écran, la formule du jour à retenir quand on est un bon citoyen. L’animateur, vêtu d’un treillis militaire, a presque les larmes aux yeux bien que je ne croie pas une seule seconde à toute cette mascarade. Même s’il a perdu pas mal de kilos, pour paraître vrai.

Rediffusion du journal de la Zato dans une heure.

Me sers un pulse coffee.

Me prépare à écrire le rapport. Comme chaque soir : détailler de A à Z la ronde effectuée. Un simple copier / coller de la journée d’hier, en interchangeant un minimum de verbes statiques, en modifiant deux où trois connecteurs logiques de second rôle, tout cela sans jamais nuire à la fonction première du rapport : consolider l’omnipotence de la machine administrative.

Je bute sur l’incident pour des questions techniques. Qu’est-ce que je dois mentionner ? Ce qui s’est réellement passé ? Ce qui aurait pu être ?

35 minutes avant la rediffusion du journal.

Fuite vers 2009.


****


Les doigts enduits de miel, Laure branle le sexe du glorieux consul.

Puis elle le malaxe avec sa langue.

Le patricien-roi rugit.

S’effondre.

Remonte la tête à hauteur de l’entrejambe.

Tandis que Laure s’expose impériale.

Sous les applaudissements du public/



****


À deux doigts du bip sonore. Je ferme les yeux. Supprimer toutes images érotiques de mon cerveau. Se concentrer sur la première chose qui me vient à l’esprit.

« Le corps n’a pas fini d’être l’objet du religieux. Les tabous persistent malgré l’éviction de la tutelle du monde palpable. Le vrai Monde. Celui que les prophètes des feux monothéismes ont quitté pour rejoindre l’antre de l’immortalité, le contre-champ qu’on appelle la mythologie. À ne pas confondre avec la légende, ce mouroir où finissent les mythomanes qui prétendent à l’authenticité.

« Ne réveillez pas les morts-vivants, les dignitaires déchus qui attendent dans l’antichambre le tampon de l’administration céleste.

Un A, attribué aux héros de l’Histoire.

Un B, attribué aux futurs pensionnaires de la mythologie.

Un C, attribué à ceux qui figureront dans les contes.

Un D, attribué à tous ceux qui fermeront définitivement les yeux.

« Se pourrait-il que Jean-Baptiste Léonard soit la réincarnation des prophètes ? Avions-nous été les témoins sans le savoir d’un coup d’Etat contre la tutelle ? Le passé a-t-il disparu comme ils aimeraient nous le faire croire ? »

Mouvement dans la pièce. Je ne sais pas quoi mais je l’ai senti. Mes yeux effectuent un balayage net de 180°. Guetter les moindres signes d’un quelconque objet de surveillance.

Je tente de calmer ma respiration. Ne pas avoir à me justifier devant les chiens de garde du consortium.

Impression d’un faisceau lumineux rouge traversant la pièce. J’éteins la lumière, l’écran. Rien. Il fait absolument noir. Je me cogne. Un objet tombe d’une étagère et atterrit sur l’orteil de mon pied droit. Je serre les poings pour ne pas hurler.

Je reste immobile pendant quelques minutes. Être bien sûre qu’il ne se passe rien. Je cours me réfugier dans mon lit. Sous la couverture synthétique. Attendre que le temps passe.


3h41. Une baston de chats en rut m’expulse du sommeil.

3h59. Je n’arrive toujours pas à fermer les yeux.

4h03. Me prépare un pulse coffee.

4h06. Me connecte à l’écran de la zato.

Rediffusion de des citoyens qui veulent s’en sortir. Un type avoue qu’il ne touchera plus à cette drogue appelée cigarette. Il a honte. Il pleure. D’un geste de rage, il met le feu à tout un stock de tabac que les forces de l’ordre ont intercepté, suite à une dénonciation, d’un camion dans les environs de Sotteville-les-Zato. Pour notre confort et pour notre sécurité, ne fumez pas. Un autre type s’excuse d’avoir trompé sa femme avec une cliente — il a été filmé à son insu par un collègue qui s’est empressé de rapporter les images aux autorités, lesquelles les ont installées sur le site d’hébergement vidéo la caméra citoyenne. Elle a été vue par plus de 30 000 000 de visiteurs. On nous montre un plan séquence du dénonciateur paradant dans son nouveau bureau, suivi d’un autre avec sa famille dans leur nouvelle maison dans la chic banlieue de la Zato, un présent de LÉONARD pour sa bonne conduite. Ils ont l’air d’être heureux ensemble. Pour notre confort et pour notre sécurité, soyez fidèle. Lorsque survient le récapitulatif de ce qui s’est passé, accompagné de la voix chaude et mécanique du commentateur.

Pause publicité : une firme spécialisée dans la dénonciation vante ses services. Avec le label Sycophante, dénoncer n’est plus un crime mais un devoir de citoyen.

En split screen. Portraits des candidats. votez !

Déconnexion.

L’objet est à terre, ouvert entre les pages 232 et 233. Un passage attire mon attention :


Laure s’est avancée vers moi, m’a fixé. Elle ne m’a pas reconnu.

Elle m’a demandé mes papiers. J’ai fait mine de chercher. Profitant d’une arrestation sur le trottoir d’en face, je l’ai bousculée et j’ai pris la fuite.

Bokassa avait bel et bien raison. C’était son clone.


Ce rebondissement m’intrigue au point de chercher dans les pages suivantes quelques explications. En vain. Je dois reconnaître que mon impatience m’aveugle. Toutes ces pages et ces mots qui défilent. La raison veut que je reprenne l’histoire là où je l’avais laissée. Par précaution, je saute tout le passage sur la fornication des adolescents, en essayant de me convaincre que le rêve de Zack n’est pas une priorité.



****



J’entends des voix planant au-dessus de moi, des rires : « comment qu’ils vont ? »

Je suis couché dans un grand lit. Et une présence à mes côtés. Je bouge la tête dans sa direction. Elle ! Je me lève sec et me dirige vers les chiottes. Quelqu’un dit : « Hey ! t’es dégueulasse toi ! » Je viens de vomir dans l’évier de la cuisine.

Les premières lueurs du jour m’atteignent. Des corps allongés à même le sol que j’enjambe avec difficulté d’un pas de zombie. Les cadavres de la veille. J’entre dans une pièce aux odeurs d’encens indien. La bibliothèque des lieux. J’aperçois Svetlana dans les bras de Pierre. Il lui caresse les cheveux tandis qu’Elvis Presley chante in the ghetto.





À SUIVRE…