jeudi, décembre 17, 2009

[Episode 10]



Salut Zack, c’est Ghislaine ! Bon… heu… avec Dragan on voulait prendre de tes nouvelles. Rappelle-nous !



Hey Zack ! C’est l’anniv de Kim samedi prochain. T’as intérêt à venir frangin ! See you.



Bonsoir Zack. C’est la maman de Marie. Je voulais vous dire que Marie sera absente samedi prochain. C’est donc pas la peine de vous déplacer. Merci. Bonsoir.



Je nous verse un fond de Valpollicela. Nous remonter le moral.

D’habitude, de retour d’un concert, N. peut parler des heures sur sa prestation, entre doutes et exaltations. Contrairement aux autres membres du groupe, il n’a personne avec qui savourer l’événement passé. Je joue ce rôle, réconforter celui qui est relégué au second plan, la place qu’il n’envie pas, ni chanteur ni guitariste. Un amuseur des bas-fonds. Justement. Il en fait beaucoup, même trop, le maquillage par exemple. Combien de fois le lui ai-je reproché. On ne se barbouille pas le visage à 36 ans comme quand on avait 20 ans. Tu veux finir comme Robert Smith ?, je lui balance à l’occasion, te fais pas arnaquer par l’illusion de la jeunesse éternelle, à moins de penser mourir avant même d’avoir vieilli. Message reçu dans le vif du direct. Il a commencé un régime à base de concombre et de fenouil. Il dit que l’humain est un animal préfabriqué susceptible d’être amélioré dans le temps. J’ai souvent eu quelques fous rires en le voyant se dandiner outrageusement sur scène. Être vu par le plus grand nombre. Surtout les filles. Qu’elles lui disent qu’il a été magnifique, génial, énorme. En attraper une à la fin du concert. Pouvoir baiser et hurler tel un jeune loup. Mais derrière ce rêve de bonheur se cachent quelques pervers usés cherchant le dernier éclat avant de dire adieu à la vie, quand ce ne sont pas des nanas complètement borderline. Sa jeunesse est si laide quand elle convoite d’un peu trop près. Mais ça, je ne le lui ai jamais confessé.



J’ai rencontré N. chez une connaissance de Bokassa. Je devais assister au concert des Nina Bobsing ce soir là, jusqu’à ce qu’on m’ait convaincu d’annuler au dernier moment. Parce que la fille bosse pour une maison d’édition qui publie des auteurs francophones, dont une bonne part venant du Maghreb et du Moyen-Orient.

L’accueil fut fort chaleureux. Entre amis comme on dit. Il y avait trois libanaises toujours souriantes et d’une incroyable beauté, tout droit sorties de ces contes d’Orient qui vous illuminent l’esprit. Des compatriotes de l’hôte, toutes de Zgharta, ville maronite au Nord-Ouest du Liban. Et enfin N., affublé d’une combinaison en vinyle noir et d’une paire de chaussures blanches aux semelles compensées, maniéré à l’extrême tout en cultivant sa virilité pour bien signifier qu’il n’en était pas un ; un type qui tranchait dans le décor. Bokassa me fit un clin d’œil en me présentant son oiseau rare, lequel m’a à peine adressé la parole. Il s’est aussitôt dirigé d’un pas masculin vers les Libanaises. Elles avaient le sourire complice devant la gestuelle mécanique du séducteur, les mignardises brut de décoffrage de cette étrange progéniture situé entre Boy George et un Général prussien.

Il s’est présenté en tant que musicien d’un groupe arty qui allait bientôt se produire dans une grande salle à Paris, en première partie d’un groupe mythique. « Vous connaissez les pop in dreams ? », il portait sa cigarette fine aux lèvres avec une certaine grâce, un peu comme ces troublantes actrices du cinéma muet. Manque de pot, les filles n’entendaient rien à ce charabia. Alors les pop in dreams ! Ce qui ne lui causa aucun souci. Même mieux. Allons droit au but. Il avait de la suite dans les idées. Le Liban par exemple. La guerre du Liban. L’histoire, les causes et ses conséquences. La guerre au Liban. Bas les masques !

Véronique, qui me paraissait la plus jeune des trois, prit la parole. Elle parlait avec ce fort accent qui vous trouble dès les premières phrases, savait jouer de ses mains, usait de ses yeux câlins pour attendrir l’auditoire, employait des mots magiques qui nous entraînaient vers cet ailleurs fabuleux qu’il serait vain de définir. Un peu comme si nous y étions, probablement assis sur une terrasse entourée de cèdres à boire du vin et à déguster des pâtisseries à vous couper le souffle. Mais N. lui coupa la parole par cette question : « Avez-vous souffert de la guerre ? » On aurait dit que l’atmosphère enchantée dans laquelle nous baignions l’insupportait. Paresse et farniente, c’était pas son truc. Il voulait de l’action, du cash. Il se foutait pas mal de ce qu’elles pouvaient ressentir, des blessures qui les tourmentaient. Peut-être. L’exil est souvent associé à l’oubli. On ne vient pas se plaindre chez les autres.

Véronique ne se démonta pas. De conteuse, elle est passée historienne. Elle avait cette habileté qui consistait à rester humble. Ne jamais parler de sa propre personne. Au Liban se substituait à chez nous, au pays. En même temps, nous avions tous conscience que les choses devenaient complexes. Cette partie du Moyen-Orient est un vrai puzzle sans véritable logique. À savoir que les frères d’armes sont difficiles à identifier ; les alliances se font et se défont. Et moi qui m’imaginais une baston opposant chrétiens, musulmans et juifs. Les bons d’un côté, les brutes de l’autre et les truands entre les deux. L’ignorance désinvolte et bornée de ma piètre grille de lecture.

N. lui coupa de nouveau la parole lorsqu’elle aborda les velléités de la grande nation Syrienne. Un type partageait le point de vue de N. en gesticulant d’impatience. Un poète. De Buenos Aires. Mais Colombien. Ces explications rationnelles du tragique dépassaient son entendement, pour qui seule la poésie était capable de démêler le maelström dans lequel nous nous fourvoyions. Véronique changea aussitôt de ton, devint plus sèche, mais l’hôte intervint en tentant la diversion classique qui consistait à nous proposer à boire. Oui, un truc à boire ! Son sourire embarrassé amusait Bokassa. On entendit quelques grognements en signe de protestation. Le poète colombien. L’homme est pathétique ! il finit par placer, histoire d’avoir le dernier mot, nous signifier qu’il n’y avait qu’un seul responsable de tous ces crimes dont l’histoire abonde : l’homme.

Ce type était un poseur romantique, ressemblait à ces joueurs de football sud-américains au visage d’ange guérillero des années 80. De grandes gueules à la malhonnêteté suspecte. Des tragédiens capables de nous faire rire et pleurer. Des esthètes à l’insolence affirmée cherchant à braver la mort. N. et lui faisaient la paire. En même temps, ils se détestaient cordialement. Comme les pôles identiques de deux aimants qui se repoussent violemment. D’autant plus qu’il avait pris la place de N. auprès des Libanaises. Sa stratégie : le lyrisme à tout va et un charme typiquement latin que j’ai toujours trouvé un peu osé.

Bokassa en profita pour me présenter de nouveau son poulain. Il me dévisagea de la tête aux pieds. Marqua une pause plaquant ses pupilles au plafond. Se détendit. Sourit. Il se souvenait de moi. Forcément. J’ai assisté à plusieurs de ses concerts. Il s’attendait à ce que je lui fasse des compliments, ce que je fis timidement. Oui. Tout le côté expressionniste me plaisait bien. Par contre, le jeu de scène de N. laissait à désirer. Vulgaire et d’une pédanterie incroyable. Simagrées d’un plaisantin qui se croyait beau. Oui. J’aime bien les sons que tu envoies. Il y a du my bloody valentine dans tes influences, non ? Il m’offrit une cigarette, fine et mentholée, puis la flamme jaillissant d’un briquet noir sur lequel était fixé une tête de mort.

Il s’assit près de moi et commença un long monologue sur la scène underground française des années 80 ; l’esprit de dissidence. Prolégomènes par l’énumération en vrac : Marquis de Sade, Stinky toys, Métal urbain, Les olivensteins, Little Nemo, Mary goes round, Taxi girl, Mathématiques modernes, Kas Product, Jad Vio, Guerre froide, Lucrate Milk, Yves Adrien, Alain Pacadis… Je ne lui avais rien demandé. Voyant que je n’étais pas très attentif à son discours –- mes oreilles suivaient du regard les pitreries du poète colombien au sommet de son art : je l’ai entendu clamer une ode improvisée sur la beauté des femmes du Sud ; je l’ai vu faire le baisemain à toutes ; l’homme est faible !, a-t-il fini par conclure --, N. m’avoua le torse dressé qu’il adorait mes écrits, coupant net son monologue qui ne m’inspirait qu’ennui. C’était exactement son histoire, ce qu’il avait vraiment vécu. Je ne comprenais pas très bien où il voulait en venir. Alors il se mit à raconter, toute sa vie y passait. Effectivement, certains éléments de son existence coïncidaient avec ce qu’il avait lu. Au final, nous étions citoyens du même pays, avions vécu dans cet autre pays que je nommerai République populaire, avions eu les mêmes amis, fréquenté les mêmes lieux, eu le béguin pour les mêmes filles et habité le même appartement. Je l’ai pris pour un mythomane, un fou. Comment aurait-il pu vivre les mêmes choses que moi, dans le même appartement que moi, savoir autant sur mon passé. Mon passé ?

« Tu ne te souviens pas de moi ? », il croisa ses jambes et offrit un sourire de satisfaction à Bokassa. J’ai pensé qu’ils se fichaient de ma gueule ces deux-là. Quelque chose avait dû m’échapper dans ce que j’avais écrit. Mais je n’osais pas leur demander de peur d’être ridicule. Que voulait-il dire par j’adore ? Procédait-il toujours par antiphrase pour amuser la galerie ? Il me balança des indices : 1989, immeuble B, 3ème étage à droite en sortant de l’ascenseur, en début d’après-midi, bagarre. Il me fixa droit dans les yeux et me tira la langue. Tout me revenait maintenant. Sa mère avait remplacé mon père poste pour poste. Je me souviens qu’elle était accompagnée d’un gosse d’à peu près mon âge qui n’arrêtait pas de me tirer la langue. Ils étaient venus visiter l’appartement. Je l’avais détesté d’emblée. Parce qu’il allait occuper ma chambre, mon espace, le territoire de mon enfance. Je lui avais craché au visage. Il m’avait répondu par un coup de pied. Nous nous étions battus. Jusqu’à que ce que nos parents nous aient séparés ; et les excuses de mon père à qui j’en avais voulu d’avoir été lâche.

C’était donc lui !

Bien que nous ayons été les pires ennemis, j’étais profondément ému de retrouver une tête qui ne faisait plus partie des bibelots de ma mémoire. Il me parlait de son vivant. Malgré sa gueule de con, on allait devenir des inséparables, mettant sans le vouloir le malheureux Bokassa sur la touche. Déjà que Dragan lui avait piqué Ghislaine.

Nous avons beaucoup ri durant toute la soirée, et notre histoire avait plu à l’ensemble des convives, au grand dam du colombien qui retrouva le silence du poète inspiré. Dire que je n’ai même pas eu l’occasion de discuter sérieusement avec l’hôte.



Je l’observe et trouve qu’il a bien changé depuis cette première rencontre. À cause de son visage, son vrai visage. C’est un homme comme un autre. Sans artifices. À la fois triste et banal. Avec moi, il ne joue jamais la comédie. Sauf quand un vent de folie parcourt tout son être. Ça ne dure jamais longtemps, mais ça vaut son pesant d’or. Qui n’a jamais entendu les monologues de N. avance d’un pas !

Il fixe l’écran de la télé. Images en couleur montrant des soldats allemands entrant victorieusement dans Paris, salués en grande pompe par Adolf Hitler et ses sbires. Tandis qu’un homme pleure en silence, signe ostentatoire de la défaite. Le réalisateur ne lésine pas sur l’opposition entre la mine déconfite des vaincus et la joie opulente des nouveaux maîtres. Le Reich a lavé son honneur. Plus de traité de Versailles qui ne vaille. La vengeance est un sentiment qui unit les hommes et les fabricants d’histoire savent s’en servir. Elle est tellement plus émouvante dans sa version binaire.

Je coupe le son. Envie d’un peu de musique. Boire et bavarder. Oublier.

Lecture aléatoire.

This will make you love again. La voix plaintive de Chris Corner. Je me demande si c’est le bon choix.

N. s’en moque. Il tripote le boîtier d’un film qui l'a bien fait hurler de rire. D’un ton professoral et un coup dans le nez, il s’exécute. Ça débute par l’index énergiquement pointé vers le haut, suivi par l’autre tendu dans ma direction, et enfin les battements de tambour qui fusent dans tous les sens. On croirait presque Maurice Thorez du haut de sa tribune.

« Pff ! Un scénario prenant ses désirs pour la réalité, faisant des raccourcis aberrants, ceux qui font rire les enfants pris dans le sac. L’héroïsme débordant dont sont friands les peuples que l’histoire n’a jamais épargnés, paraît-il ! Où peut-être l’homme, ce bipède sans cesse victime de ses semblables et dont le besoin d’un sauveur devient une évidence. Nous sauver de quoi exactement ? Hein, dis-moi, nous sauver de quoi exactement ! Du sentiment d’insécurité, de la peur de l’avenir incertain, la quête absolue du bonheur, atteindre le paradis ; l’histoire linéaire tant chérie par les religions monothéistes à laquelle j’inclus également le marxisme, cette religion du peuple et son Dieu vivant, le camarade leader charismatique, Lui-même ! Ah ! Nous en avons connu des mégalos, hein !

« Pff ! Un film qui interprète le présent à partir du passé, ça ne peut être que malhonnête. Mais puisqu’il faut sauver la civilisation, allons-y franchement, en effets spéciaux, en maquillages à outrance pour les beaux yeux de la pellicule, entraînons les grecs avec nous pendant que nous y sommes. Ah ! Les fondateurs de la démocratie. Ah ! Ce peuple épris de liberté et de justice dans ce passé remanié qui les voit lutter contre ceux qui se complaisent dans la luxure et la boue, qui forniquent sans distinction de sexes, qui se prosternent devant des divinités créées à l’image de l’homme corrompu. Ah ! Les méchants perses, ces voyous depuis que l’homme est homme. N’ayons pas peur des mots ! Soyons francs ! C’est bel et bien la démocratie contre la tyrannie. La civilisation contre la barbarie. L’Amérique contre l’Iran. L’homme dressé contre Babylone. Ah ! Elle est belle l’esthétique au service de l’idéologie. »

Il balance le DVD contre l’écran, serre les poings de rage. Je l’arrête tout de suite avant qu’il ne démolisse ma bonne vieille Brandt. Je ne voudrais rater pour rien au monde la coupe du football qui aura lieu cet été en Afrique du Sud. Pas envie de me mêler aux hurlements des fauves dans les quelques bars de la ville.

Il fixe l’écran. Il a le sourire calculateur. Vide mon verre à peine entamé.

Des soldats allemands de l’Afrika Korps en vadrouille dans le désert. C’est pour ça qu’ils chantent leur mal du pays. Une bien curieuse façon de faire.


Heiß über Afrikas Boden die Sonne glüht,

Unsere Panzermotoren singen ihr Lied.

Deutsche Panzer im Sonnenbrand,

Stehen zur Schlacht gegen Engeland.

Es rasseln die Ketten, es dröhnt der Motor !

Panzer rollen in Afrika vor !


Puis c’est la débandade. Le Général Montgomery offrant un sourire mesuré mais franc. À qui d’ailleurs, aux soldats, à la caméra ? À la postérité qui jugera si la bataille d’El-Alamein fut l’œuvre du génie ou pas ? Mais où est passé Rommel ?

Staline maintenant au côté de Churchill. Ont l’air de bien s’entendre ces deux-là, de bons potes qui vont boire un coup ensemble. Se souvenir du bon vieux temps, c’est-à-dire effacer de la mémoire tout le reste, comme le pacte germano-soviétique, le massacre de l’élite polonaise à Katyń, le rôle de la Grande-Bretagne en Palestine, l’internement de juifs allemands dans des camps anglais ; Molotov n’étant jamais loin derrière, cet homme chaleureux qui fut le visage de la diplomatie soviétique. Je me souviens qu’enfant, j’aurais bien aimé l’avoir pour oncle.

-- Tu crois en la fin du monde ?, N. attend ma réponse comme si j’étais le messie.

-- C’est Staline qui te fait cet effet ? Ou peut-être Helena ! Serais-tu devenu croyant ?

-- Aucun des trois. J’opterais plutôt pour une explication rationnelle. Tu ne vois donc pas ce qui se passe, la crise, tous ces gens qui veulent de l’amour ?

-- Mouais. On pourra toujours dire qu’elle arrivera le jour où les poules auront des dents, d’ici quelques siècles. En attendant, les tomates peuvent toujours envahir le désert de Sinaï, des tomates enrichies à l’uranium.

-- Hé hé hé ! Faut bien faire marcher sa tête dans le couloir de la mort. Tu crois à cette histoire de calendrier maya ?

-- C’est bon pour vendre du sensationnel. À chaque nouveau millénaire, on se demande toujours si l’humanité survivra. C’est peut-être pour ça qu’on vit à deux cents à l’heure. Tu verras que les gens du futur se foutront bien de notre gueule pour avoir été aussi crédules, nous et notre siècle du grand progrès.

-- Alors pourquoi tu écris sur ce thème. Parce qu’il est bien question de ça dans la dernière que j’ai lue sur myspace, la destruction du monde aura lieu dans 12 heures. Titre que j’adore évidemment.

Il marque un point et il me le fait savoir.

-- Je profite tout simplement du système. Comme tout le monde. Puisqu’on parle de la fin du monde, alors j’écris là-dessus. Vous, vous surfez bien sur la vague des 80’s, non ! La new-wave, le post-punk, il me semble que ça appartient au passé.

-- Tu ne crois pas aux fantômes ?

-- Seulement quand ils n’ont pas vieilli d’un pouce, quand ils s’exhibent en images. Là oui, j’y crois profondément. Ian Curtis restera présentable en 2563, j’en ai la certitude.

-- À moins d’un bouleversement qui effacerait tout. Tu y as pensé ?

-- Moi… j’écris, Monsieur ! Je fais dans le divertissement, un point c’est tout. Le reste n’est que plaisanterie. De toute façon, n’oublie pas que même les communistes n’ont pas réussi à éradiquer le passé de la mémoire collective, alors je ne vois pas qui d’autre le pourrait !

-- Toi !

-- Comment ça, moi ! Je te croyais plus raisonnable que ça.

N. avale son rouge d’un trait, m’offre un visage insolent. Il suit le rythme d’un tube pop-électro en claquant des doigts, le sourire satisfait de celui qui détient un grand secret.

-- Je sais tout.

-- Qu’est-ce que tu racontes ?, à mon tour d’écluser.

-- Fais pas celui qui ne sait pas !, il me tape à l’épaule.

-- Non, je ne sais pas, je ne sais rien et j’en ai marre que tu me fasses tourner en rond.

-- OK. As-tu déjà entendu parler d’un roman à épisode intitulé rouen, la ville au bord du suicide ?

-- J’en ai lu quelques passages. Encore un qui flirte avec le sensationnel. Beaucoup de fantasme. Rien de bien extraordinaire. Un amuseur des temps modernes.

-- Comme toi !

-- Oui, comme moi. Et alors ?

-- Parce c’est toi ! Tu es l’auteur de cet œuvre visionnaire.

-- T’es cinglé ou quoi !

-- Pourquoi me le cacher. Avoue-le ! D’ailleurs, la destruction du monde aura lieu dans 12 heures, ça serait le prologue ou l’épilogue. J’ai une préférence pour le premier. Je ne suis pas pressé de mourir, vois-tu !

Alors comme ça, il me confond avec un autre. Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète le plus. Comment peut-il croire sérieusement à la réalisation d’un mensonge. Et vous, qu’en pensez-vous ? J’espère que vous n’êtes pas de ceux qui croient !





À SUIVRE…

mercredi, décembre 02, 2009

[Episode 9]



Dimanche en fin d’après-midi. N. et moi seuls à la terrasse d’un pub, les jambes engourdies après avoir fait le tour de la ville et affronté le vent surgissant de chaque coin d’avenue.



Nantes reste un mystère. Je ne la connaissais qu’à travers son équipe de foot. Les canaries. Le beau jeu. La Beaujoire. Ses joueurs à la longue chevelure de la décennie ressuscitée, celle qui porta un homme de gauche au pouvoir une rose à la main -- événement qui fut un coup de massue pour les idéologues du libéralisme en même temps qu’une gifle au modèle d’autorité des gens conformes. L’image avait fait le tour du monde, effrayante pour le gamin que j’étais de se rendre compte soudainement que le pays des droits de l’homme, de la mode et du saucisson virait communiste. Et l’incompréhension de voir à l’écran la foule qui hurlait de joie. Y avait quelque chose qui clochait. L’ancien maître et champion toutes catégories de l’universel butinait dans la main de l’URSS.

Nous ne faisions alors pas de différence entre le socialisme et le communisme.

À l’époque, nous étions exilés dans une République populaire tout en étant des citoyens d’une nation nouvellement d’obédience marxiste-léniniste -- les deux prônaient dans la joie et la bonne humeur le paradis socialiste, concept flou au visage carré frappé de slogans efficaces qui ne s’oublient pas, lesquels vous matraquaient la vue et l’oreille à longueur de journée : il était question de travail, de confort et de sécurité pour le bonheur de tous. Quiconque remettait en cause cet idéal était automatiquement dénoncé par quelques voisins zélés. Sous l’approbation de la majorité. Sous les applaudissements de tous. Mais laissons pour l’instant ces histoires à faire pâlir de côté. Puisque des gens bien informés nous ont formellement enseigné que le passé ne peut rien contre le présent lancé à pas de géant. Plus jamais ça, qu’ils nous ont juré.

Mon présent à moi c’est Nantes, cette ville qui reste un mystère comme je viens de vous le dire.

J’en ai peu entendu parler. Comme s’il ne se passait rien de particulier. Caricature mentalisée d’une métropole sans visage et bien trop équilibrée. Sorte de ville Bunker embourgeoisée dans la lignée des zatos soviétiques telles que Dniepropetrvsk en Ukraine. La rectitude militaire de son architecture, je supposais.

On imagine beaucoup quand on ne sait pas. Elle est encore plus fertile quand nous ne feignons plus d’ignorer. Où se situe la ligne de démarcation, à quel moment sommes-nous tentés de franchir la barrière de sucre qui nous fait les yeux doux ? Peut-être avez-vous un avis.

Elle n’est pas dénuée de charme la nantaise. Loin de là. Une personnalité mégalo dont vous pourriez vous énamourer d’une passion froide. D’austères bâtisses qui vous clignent de l’œil d’en haut, de grandes places qui respirent la majesté de la Res publica, un navire de guerre à la retraite en guise de décoration, des monuments industriels parqués çà et là attendant qu’on les cajole de coups de clics photographiques. Une ville aimante et disciplinée. Puis lorsque soudain. En plein centre de nulle part. Vous tombez sur une porte au-dessus de laquelle est mentionnée : passage de la Pommeraye. Rien de bien extraordinaire vous me direz. Pourtant elle vous tente. L’idée de la pénétrer vous monte même à la tête. Jusqu’à en devenir insoutenable. Comme si quelques agitateurs vous happaient de l’intérieur. Une fois dedans, vous n’en revenez pas. Tant de délices aux ordres du temps qui vous échappe. Ah ! Mais vous, vous êtes aux anges. Et vous en voulez plus. Alors vous descendez l’escalier central, ressentez la chair de poule, voire l’extase. Le sentiment d’avoir atteint quelque point G. Coït dans le creux de la fosse ! Vous remontez, tout secoué, puis soudainement nostalgique par l’identité d’une époque révolue. Vous aimeriez bien y rester. Longtemps. Éternellement. Vous y croyez. À cette simple gageure du rêve d’immortalité. Car déjà l’autre vous tire de l’extérieur. La jalouse que vous avez aimée. Vous vous retournez une dernière fois en guise d’adieu. Mais quelqu’un vient de vous interrompre : « quelle heure est-il, s’il vous plaît ? »

Qui êtes-vous au juste madame la nantaise ? Terrienne, maritime ? Bretonne, Ligérienne ? Française à coup sûr depuis les mariages d’Anne de Bretagne aux deux rois de France que l’histoire officielle a relégués au rang de figurants faute d’événements majeurs.

Mais alors que fout là le château des ducs de Bretagne, devinette qui a dû traverser l’esprit des voyageurs normands ?

Y a-t-il encore des fonctionnaires de Vichy vivants pour nous répondre ?

Cette complexité identitaire n’est pas sans me ravir. Ce refus d’allégeance à la fixité c’est ainsi un point c’est tout et vous pouvez rompre les rangs ! Nous l’avons devinée d’entrée à travers les réponses des autochtones, lorsque chacun de nous, à un moment ou à un autre de la soirée, avait abordé l’histoire de la ville. Ou bien elles étaient vagues du type on s’en branle. Ou bien elles étaient diplomates, mettant la France, voire l’Europe pour les plus optimistes, au-dessus de tout. Ou alors elles fusaient d’agressivité : « nous ne sommes pas bretons » Nous avions le sentiment que derrière cette réaction brutale se cachait quelque frustration intimement liée à l’expropriation de la ville du duché historique. Que derrière ce déni de mémoire, il y a l’ombre d’un sérieux concurrent : Rennes. À moins que mon imagination ne soit trop fertile, une fois de plus !

Pourquoi faut-il toujours que nous prenions parti dans ces histoires de querelles politiciennes de cours d’école.


N. est perplexe. Peut-être en colère. Il regarde les passants d’un œil mauvais.

-- Le café est dégueulasse !, qu’il me lance et il n’a pas tort.

-- Toi, t’as pas réussi à coucher avec la cousine de Svetlana.

-- Pire que ça.

-- Qu’est-ce qui s’est passé ?

-- Une histoire de dingue. Figure-toi qu’après vous avoir quittés, elle n’a pas arrêté de me lancer des fleurs, que j’étais beau, que j’étais génial, que je dansais bien, que j’étais hyper sexy sur scène. Elle me caressait les cheveux, le visage, l’épaule, me lançait des clins d’œil à répétition. À mon tour, j’ai posé ma main sur ses hanches. Elle m’a dit que j’avais des mains de pianiste. Tu crois ça toi ! Des mains de pianiste, pfff ! Elle me chauffait sérieusement. J’avais envie de la prendre ardemment loin de tous. Je suis allé nous rechercher deux coupes de champagne, faire monter l’excitation par palier. Elle m’a souri. Un sourire qui signifiait beaucoup. Puis elle m’a lâché sèchement : « tu viens ! » Je l’ai suivie dans le labyrinthe de la maison de l’amitié. Je me collais à elle, le sexe tout dur. Zack ! Tu peux pas savoir à quel point elle me plaisait cette fille. Quand j’ai commencé à la pénétrer, elle s’est mise à jurer des trucs dans une langue que je ne comprenais pas.

-- Du hongrois, je marque du ton de l’interlocuteur averti.

-- Peut-être. En tout cas, je trouvais ça terriblement bandant de s’abandonner corps et âme dans les profondeurs du territoire des syllabes inconnues. Dépaysement assuré, j’te dis. Seulement voilà. Elle s’est d’un coup remise à parler français, ponctué par des fuck me like à bitch !

-- Mmmm. Incroyablement moderne ton expérience de coït en Union européenne ! Elle est belle l’entente cordiale.

-- Je m’en tape de l’expérience. Je ne tomberai pas dans le piège de ceux qui s’extasient devant ce terme bâtard. Ah, ça ! Non et non ! Moi, je voulais juste baiser une fille qui me plaisait bien. Du sexe sans concept, ni plus ni moins. Parce que ce qui a suivi l’hymne à la langue n’a rien de lyrique. C’était de l’ordre de la boucherie affective. Parce que tu sais ce qu’elle m’a chuchoté à l’oreille au moment où je prenais mon pied ! Tu sais ce qu’elle m’a balancé alors qu’on baisait comme des dieux !

-- Quoi ?

-- Eh ben, figure-toi qu’elle m’a glissé à l’oreille que les guitaristes étaient ses meilleurs coups. Ah, la salope ! Je vois encore l’expression crapuleuse de son visage. Au début, j’ai pensé qu’elle voulait me rendre jaloux. Pour me tester probablement. Ou alors accroître sa libido. Pourquoi pas. Après tout je ne suis pas contre un peu de piment dans le sexe. Mais les choses se sont gâtées quand elle m’a dit que les coups de gratte de Dave avaient été comme des jets de foutre d’une puissance monumentale qu’elle avait reçu en plein visage. J’ai commencé à douter. Mon sexe aussi. Je me suis retiré avant la débandade générale. Sauf que cette petite pute, elle a fait comme si de rien n’était. Tu sais ce qu’elle m’a demandé ? Hein ! Tu sais ce qu’elle a osé me demander ?

-- Un truc qui t’as mis en rogne, pas vrai ?

-- Plus que ça. Elle a voulu que je lui présente Dave sur-le-champ, qu’elle avait une envie irrépressible de sentir sa queue en elle. J’ai cru que j’allais flinguer cette sale gamine. J’ai 36 ans moi bordel, plus l’âge de ces conneries !

Je voudrais lui répondre que l’âge n’a rien à voir dans tout ça. Mais je me tais car il se met à chialer. La souffrance d’avoir eu à raconter cet épisode de sexe tragique à un ami, en plus de l’humiliation subie. Seulement je crois que le problème est ailleurs. Un problème beaucoup plus profond. Le malaise existentiel du trentenaire. De se sentir seul. De ne pas exister. Sentiment accru par le regard de l’autre. La compassion de ceux qui vous veulent du bien. De ceux qui vous imposent le bien. L’écrasement de la pression familiale. La tristesse sur le visage de Maman qui vous voit venir non-accompagné le soir de Noël tandis que les cousins et les cousines pérorent sur les choses banales de la vie de couple qu’il est convenu d’appeler le bonheur familial : les gosses qui chialent à trois heures du matin, les projets de vacances dans le Périgord, les dures fins de mois, la maison qu’ils sont sur le point d’acquérir, le repas du lendemain à midi chez les beaux-parents. Je pensais N. au-dessus de tout cela, lui qui se flatte tant d’être un anticonformiste, un rocker pur-sang. Le voilà qui chiale comme un gosse. Jamais je n’aurais imaginé ça. Je me dis que toute cette mascarade n’est que le mécanisme de défense qu’il s’impose devant les copains chanceux, devant la famille qui se ronge les ongles depuis qu’il a bifurqué du chemin qu’on lui avait soigneusement tracé. Quelle famille veut d’un original parmi les siens ? Sûrement pas la vôtre. Laquelle défend bec et ongles les us et coutumes qui constituent le ciment à ne pas fendre. Bon, je parle je parle, mais il y a une chose que vous ne savez pas : N. n’a pas de famille dans ce pays. Ce qui ne signifie pas qu’il est un orphelin. Non. La sienne vit à l’autre bout du monde, dans un pays à la limite de l’imaginaire. D’ailleurs personne ne sait rien à ce sujet, excepté les fantômes de l’administration. Lui se définit en électron libre, refuse l’appartenance à quelque patrie que ce soit, cette maison de fous où l’on y mange bien. Aussi il hait Dieu, ce familier virtuel, et tout ce qui en découle, le verbe être par exemple, ce tyran qu’il faut abattre des langues qui l’emploient, bien qu’il l’utilise comme vous et moi. Il a son explication : « j’ai été conduit le feu au cul par les policiers de la langue dans les égouts de l’assimilation », qu’il m’a balancé un soir alors qu’un critique fulminait à la télé contre un auteur qui avait employé ça au lieu de cela.

Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec Bokassa. Lui aussi a changé de cap depuis qu’il a rencontré Modern Girl. Je veux dire Kim. Qu’est-ce qui a bien pu changer la donne ?

Peut-être ont-ils raison. À quoi bon se torturer l’esprit quand on a la possibilité de prendre le chemin le moins sinueux. Bannir Laure de ma mémoire par exemple. Mais j’ai des raisons de croire que ce serait d’un ennui mortel. Parce que trop idyllique. Justement. Sans aucun intérêt pour l’auteur qui aspire à modeler un monde qui passionnerait ses lecteurs.

Laure ne doit pas disparaître, j’en ai maintenant l’intime conviction.

J’ai peur de me retrouver tout seul.

-- À quoi penses-tu ?, N. a le regard de l’ami à qui on ne la fait pas. Il est sorti de l’enfer et à mon tour de m’y noyer.

-- À Rien. Je me sens juste fatigué.

-- C’est cette fille, n’est-ce pas ? Tu la connaissais ?

-- Pas vraiment. Disons qu’elle m’a rappelé une autre.

-- Elle t’a fait de l’effet en tout cas. Cette autre avait-elle aussi l’air d’une morte ?

-- Elle a disparu du jour au lendemain.

-- Et tu as cru que c’était elle ?

-- En quelque sorte.

-- Je crois que nous n’avons pas de chance tous les deux. Nous sommes des accidentés de l’histoire !

Des accidentés de l’histoire ! C’est la première fois qu’on me la sort celle-là. J’avoue que je ne vois pas où il veut en venir. À moins qu’elle ne soit sortie de sa bouche comme par miracle, histoire de mettre un terme à l’échange, assaisonnement qui offre un peu de saveur à ce week-end morose.

Et vous, sauriez-vous me dire ce que sont exactement des accidentés de l’histoire ? Pensez-vous que vous avez la capacité de contrôler des forces mécaniquement abstraites susceptibles de nuire au bon déroulement de celle-ci ? N’est-ce pas un peu présomptueux de s’autoproclamer sujets de l’histoire ? À moins peut-être que vous ayez la certitude d’être absolument libre parce que vous savez dire je. Au même titre que les souverains qui ont cru qu’ils étaient Dieu, jusqu’au jour où ils se sont fait décapiter par leurs sujets, de ceux qui savent dire vous. Et si les mots nous détournaient de ce qui est, ce brouhaha indescriptible mais parfaitement harmonieux. Et si les mots nous conditionnaient à jouer éternellement la comédie. Avancer masqué pour le meilleur et pour le pire. Et si tout ceci n’était qu’un simple piège depuis le départ ! Imaginez un peu toutes ces fictions qui s’entrechoquent dans ce guet-apens que nous appelons le monde. Il en résulte forcément une quantité non négligeable de carambolage. Crash !


Nous nous approchons de Rennes. Noyau dur de la scène rock hexagonale qui a enfanté tant de grands noms. Mythe de la ville élue. N. émet un soupir de chien battu – toujours aucune date de concert en perspective.

Nous suivons la direction de Caen.

Images kitch de symboles vikings et du savoir-faire culinaire sur de grands panneaux tout le long de l’autoroute. Des noms de lieux qui renvoient au débarquement du 6 juin 44. La pluie fine nous rappelle que nous sommes en Normandie. Pincement au cœur général.

Je m’écroule de fatigue sur l’impression fantasmée.

Quelques minutes d’un lourd sommeil lorsque N. me réveille. Il n’a pas l’air dans son assiette. Gueule terrorisée d’un chien à la vue d’un monstre. Je regarde dans la direction de son index pointé.

Des bagnoles encastrées les unes dans les autres. Des corps étendus à même l’asphalte. D’impressionnants gyrophares tout le long du couloir de la mort. Des caméras filmant le tragique de la situation. Les interviews à coups de phrases fée clochette. Des micros pointés sur les bouches terrorisées de témoins tenus en haleine par l’effet du direct. Frissons à l’idée que ça aurait pu nous arriver. De mourir ainsi. D’en être les accidentés d’un buzz du week-end. Mais autre chose attire mon attention, un panneau avec l’inscription : la Seine, berceau de la France. La coïncidence est frappante. Sur l’instant. Terrible de crever dans les bras de la fille aînée et rebelle de l’Église. Et si c’était cela ce que N. a qualifié d’accident de l’histoire, le hold-up du fait ordinaire au sein de la légende officialisée. C’était peut-être un peu osé, non ?

Je m’endors.



Elle a le visage sous l’eau

Une main posée sur son crâne.

Elle a les yeux révulsés

Lui suppliant de ne pas l’enfoncer.

Elle crie de toutes ses forces :

Ne me tue pas !

Ne me tue pas !

Mais l’autre ne l’entend plus

Tandis que des millions

Devant leur petit écran…

Lui a disparu, noyé

Dans le torrent de l’histoire

Cette pisseuse de sang.





À SUIVRE…