lundi, avril 12, 2010

[Episode 13]

Si je n’y retourne pas je suis morte. Si j’y retourne… Je ralentis le pas. Le bon sens voudrait que je retourne au BLOC, oublier cette journée qui restera une énigme.

Le bon sens…

J’hésite. J’hésite parce que le visage de la gamine… La perte de l’innocence. C’est une tueuse, clone doué d’une intelligence artificielle, le produit des laboratoires de la Zato, l’objet mutant. Je veux en avoir le cœur net. Qu’est-ce que je raconte ? Et à quoi cela servirait-il ?

Elle connaît mon visage. Elle va me dénoncer. Les enfants sont toujours les premiers serviteurs de l’autorité. Je l’ai lu dans les archives, le journal d’un diplomate qui avait servi un pays qui s’appelait Paradis socialiste. L’Ancien temps. Mais qu’est-ce qui a bien pu changer. Les noms, les étiquettes. Quoi d’autres. Je ne vois pas. Rien. Rien d’autres. J’en suis certaine. Certaine — osez le changement et vous serez certain de vivre une époque nouvelle.

Si je: n’y retourne pas je suis morte.



Grand badaboum sonore.

Les lapins sont rejoints par de joyeux extraterrestres en peluche exécutant des pas de danse à un rythme effréné. Je clappe des mains mécaniquement.

Où est la gamine ?

Des filles siliconées et à moitié dévêtues surgissent de derrière, prennent l’animateur par les bras et l’entraînent à faire le tour du plateau jusqu’à rejoindre lapins et extraterrestres en transe.

« Nous sommes tous des fonctions automatiques dans ce grand consensus que nous appelons la paix globale. »

Qui a parlé ?

Lapins et extraterrestres disparaissent du champ de vision, remplacés par des garçons également dévêtus, lesquels, tout en muscle, s’avancent vers les filles en dandinant du bassin. Les mains jointes, ils se lancent dans des acrobaties à couper le souffle, puis de terminer par une chorégraphie électrique dont chaque enchaînement symbolise le pont qui nous transporte vers l’avenir radieux.

« Nous sommes tous des fonctions automatiques dans ce grand consensus que nous appelons la paix globale. »

Je me retourne pensant que la voix venait de derrière.

La foule applaudit la performance les yeux rivés vers les caméras. Visages de bonheur de la foule en liesse. Les danseurs, corps rongés par la sueur et les paillettes, saluent en retour le public et les machines. C’est l’hystérie dans la salle. C’est jour de fête.

Je suis ailleurs, en dehors du show que je décris.

Réveille-toi, ma fille !

Ah ! Cette gamine. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle se soit trouvée là au mauvais moment, à m’épier comme si j’étais une délinquante.

Je n’ose pas imaginer. Je ne peux pas. Je ne veux pas — dénoncer redonne du moral à l’économie.

Les enfants ont-ils la mémoire des visages — des enfants bien élevés par des parents dignes.

— Quelque chose ne va pas, mademoiselle !, me demande un type avec autorité, un agent de sécurité. Lui sourit de toutes mes dents.

— Tout va bien citoyen. Je suis la milicienne Viviane.

— Montrez-moi votre bras pour que je puisse vous identifiez.

Il effectue un contrôle rapide, me scrute d’un air méfiant, regarde autour de moi s’il n’y a pas des complices. Apparemment non. Ces types vivent dans un univers mystérieux peuplé de fantômes. L’obligation du chiffre les rend schizophrènes, paranoïaques. J’essaie de rester calme. Une fois les infos confirmées, il me salue et se retire à la recherche d’une nouvelle proie.

Qu’en pensent les caméras ?

Coups d’œil rapides vers les recoins stratégiques, là où tous n’y verraient que du feu — assimilée au mur de verre, une multitude d’yeux microscopiques sur leurs gardes, prêts à faire du zèle au détail près, biper les récalcitrants, tous ceux qui manquent d’ardeur, qui manquent à leur devoir, contrôler les allées et venues dans le Centre, veiller au confort et à la sécurité des clients. Je me fonds dans le tonnerre d’applaudissements, ne pas éveiller les soupçons des caméras espions.

Rien à signaler de ce côté-là. Je crois. Je n’en suis pas certaine.

Et puis le coup de flippe en voyant la sécurité débouler, tentaculaire mais invisible, rugissante mais discrète — l’esprit vaillant qui mène la charge.

Toujours la même rengaine, dans un style sobre, sans fausse note :



1°. Appel au calme.

2°. Menacer qui ne respecte pas les consignes.

3°. Intervenir en cas de non coopération.



« Aucun incident à signaler ! », voix perdue dans la foule qui se répand aussi vite que le téléphone arabe. « Tout est en ordre ! », marque la fin de l’opération.

Je marque un temps de respiration. Moi aussi je vis dans un univers mystérieux peuplé de fantôme. Je vais devenir folle si je continue à m’entêter.



Un message publicitaire s’invite avec une aisance artificielle. Promouvoir le nouvel écran du géant de l’électroménager et de la communication gandhi network. L’écran dans l’écran montre une authentique famille de citoyens posant dans leur salon autour d’un écran de la marque avec ce sens de la réalité qu’on ne peut confondre qu’avec le jeu des comédiens du cinéma Art nouveau — Communiquer dans l’efficacité. Objet disponible au niveau 3 du Grand magasin — des prix accessibles pour qui travaille honnêtement. Simple et sans fioritures.

Le label Sycophante prend le relais. Une autre famille de citoyen cette fois. Une gamine qui fait plus de 2 mètres, écran-commande dans la main, la main droite, trépignant des pieds, assise entre parents et grands-parents. Ce qu’ils voient : des caricatures de malfaiteurs enthousiastes en besogne. Des acteurs de léonard comédie à n’en pas douter. La gamine clique sur un gros bouton rouge au centre de l’écran-commande au-dessus duquel est inscrit alerte. Elle vient de voter pour la délinquante n°3, une jeune actrice déguisée en post-immigrée toute seule dans son miteux chez elle avec un livre entre les mains, un livre qui n’est ni celui du fondateur, ni ceux d’Aline Lefebvre, mais un livre qui paraît suspect, qu’on ne trouverait pas chez le plus sensé des citoyens, un livre à la couverture verte, c’est-à-dire prohibé par la commission consortiale de la régulation des libertés. Frissons ! Elle aurait pu être moi. J’aurais pu être elle. Sauf qu’elle n’existe pas. Tandis que moi, je ne suis pas le produit de leur imaginaire mais bel et bien une délinquante en possession de deux livres verts. À quoi ils jouent ?

Un animateur, héros d’un manga célèbre auprès des enfants, intervient à l’écran, celui qui est à l’intérieur de l’écran géant, apparemment le même modèle que précédemment — seuls les acteurs ont changé —, lui apprend qu’elle vient de gagner. Quoi ? Je ne sais pas. Elle non plus. Quelque chose comme le droit de passer à l’écran. D’y être belle. D’y jouer les stars. Mais n’y est-elle pas déjà ? Je crois que je les confonds toutes les deux, la gamine, la jeune comédienne.

Elle saute dans les bras de son papa. Tout le monde — les parents et le public — la félicite — apprenez à votre enfant à sécuriser son entourage contre la délinquance.

« Ô, comme c’est touchant ! », j’entends à côté de moi.

« J’aime beaucoup le rôle éducatif que joue le nouveau produit de Sycophante », tonne un citoyen enchanté par ce qu’il vient de voir.

« Interactif ! Ingénieux ! », s’exclame une citoyenne en phase avec son temps.

Ce dialogue a quelque chose d’irréel, de théâtral, une performance en off faisant écho au show de Sycophante.

Combien sont-ils à surjouer ?

Qui sont tous ces citoyens ?

La gamine trépigne de nouveau des pieds. Elle en veut plus. Intervient alors un homme d’âge mûr entouré d’écrans. Son visage est celui de la mansuétude. Il s’adresse à la gamine avec des mots simples, loin de tout slogan, comme un père qui parle à sa fille. Peut-être le seul à ne pas surjouer. Elle a compris le message. Tous les citoyens ont compris son message. Une injonction claire comme de l’eau de roche.

Changement de décor.

La gamine tombe sur un garçon du même âge qui, lui aussi, regarde l’écran, son écran. Il lui fait un coucou. Elle lui rend la pareille. Puis la mère du petit garçon entre spontanément dans sa chambre, suivie à quelques secondes près par son père. Salutations générales — vivons en harmonie avec nos voisins.

Les comédiens cèdent leur place à l’homme d’âge mûr par un fondu enchaîné. Mentionnés au bas de l’écran, son nom et sa fonction : Charles Léonard, président-manager du groupe label sycophante. Immergé dans un décor révélant notre monde réconcilié — des hommes et des femmes se donnant des poignées de mains et des accolades chaleureuses au pied des symboles qui fondent la puissance des consortiums —, le cousin éloigné du fondateur, avec des gestes lents mais affirmés, la main et les yeux tendus vers le public, se lance dans un discours qui commence par une confession dans laquelle il avoue publiquement que sa fille serait morte s’il n’y avait pas eu le label sycophante — il n’était pas encore le président-manager au moment des faits (je vous raconterai peut-être un jour ce qui s’est réellement passé, mais là j’ai pas le temps). Toujours avec des mots simples, il explique ensuite la raison qui l’a poussé à prétendre au poste : « cette expérience m’a fait comprendre que la méthode de surveillance de sycophante avait des failles. Le dangereux criminel n’aurait jamais dû s’approcher de ma fille. Lorsqu’on m’a élu président, je me suis lancé dans la création du programme de traçabilité, qui consiste à détecter le mal avant même qu’il ne frappe à nos portes. » Dans le public, beaucoup opinent de la tête. Ce programme, c’est la sécurité assurée pour tous les citoyens. Il y a même une dame qui se lance dans le récit de ses malheurs mais elle est aussitôt coupée par la suite du discours. Qu’est d’ailleurs moins personnel. Sur la famille, l’insécurité, l’importance du vivre ensemble, de l’utilité du produit. L’homme d’âge mûr s’est transformé en machine à produire des slogans, cris de guerre poussés à l’extrême jusqu’à faire trembler le grand écran. Nom d’un chien, si avec ça il n’explose pas les chiffres de fin d’année !

Tonnerre d’applaudissements.

« C’est un beau cadeau de fête ! », lance la dame qui a décidément très envie de se faire entendre.

« Avec un tel produit, les générations futures ne connaîtront plus le mal. »

« C’est exactement ce qu’il faut pour ma fille. »

« Le témoignage de cet homme est des plus émouvants. »

« Je ne souhaite pas à mon pire ennemi ce que cet homme a vécu. »

« En finir avec le crime. Je crois que tout a été dit ! »


La gamine.

Où est la gamine ?


Faisceaux lumineux multicolores sabrent l’espace.

Roulements de tambours se mettant au pas après le choc des cymbales.

Mutation visuelle et sonore.

Long silence.



Où est la gamine ?



Les caméras lâchent leurs tentacules lasers dans la foule. Enfin. Ce moment, les citoyens l’attendent depuis un an. Qui sera l’élu ?

Je n’aurais jamais dû revenir.

Où est la gamine ?

Je me fais toute petite. Tout mais pas ça.

Un rayon laser m’immobilise pendant quelques secondes, poursuit sa tournée. Ouf ! Mais un autre se pose sur moi. Palpitation cardiaque. Celui-ci reste plus longtemps. Impression que tous les yeux sont tournés vers moi. Surtout ceux de la dame. Elle doit se dire : « Non ! Pas elle. Ce n’est pas juste. » Qu’est-ce que tu veux que je te dise, vieille folle !

Les souhaits de la dame sont exhaussés, le laser a trouvé une nouvelle proie, un type qui lève les bras vers le ciel comme s’il avait été touché par la grâce de Dieu. Non, ce ne sera pas lui. Ce sera la citoyenne à ses côtés, probablement sa femme. Non plus. Alors peut-être le voisin. Non plus. Alors qui ?



Qui aura la chance de gagner le gros lot ?

Qui gagnera des points dénonciation et augmentera ses crédits cadeaux ?

Qui aura son heure de gloire dans l’émission crimes et châtiments ?

Qui sera l’élu ?


Bips électroniques.

Les rayons lasers convergent vers un même point pour ne faire plus qu’un.

Grand Badaboum sonore.



À l’écran, apparaît progressivement l’image du gagnant. Ou plutôt de la gagnante. Il semblerait que.

Oh, non ! Non ! Non ! C’est impossible ! La petite gamine, souriant de ses dents blanches. Gueule de petite conne qui va nous faire voir de toutes les couleurs.

Profite des applaudissements pour déguerpir à l’abri de tout soupçon. Et pourtant. Faut que je voie, que je sois sûre, les marques, je sais pas, au visage, au cou, sur le ventre, je sais pas, il faisait sombre, je ne la regardais pas quand je l’ai tabassée, elle a l’air en pleine forme, pleinement vivante, au-delà de tout soupçon.

Elle plastronne dans les bras de l’animateur, lui chuchote quelque chose dans l’oreille, des détails croustillants. Il fait la grimace, comme s’il ressentait une douleur aigüe. Je crois que j’ai compris. Elle doit lui parler de moi, les coups à l’estomac. Vais me prendre perpète pour avoir battu une enfant. « Je ne souhaite pas à mon pire ennemi ce que cet homme a vécu. », en boucle dans ma tête. Je l’étriperais bien aussi celui qui a dit ça. Slogan de merde ! Parce qu’elle n’est pas une enfant, mais bel et bien l’objet maléfique de la mutation. Que vaudra ma parole contre la sienne, contre la leur ? Me retourne et trace avant qu’il ne soit trop tard, avant que le show ne débute : ma mise à mort. Je/





Nous marchons depuis une éternité au beau milieu de nulle part. Peut-être une centaine. Ou peut-être des milliers. Des hommes, des femmes et des enfants. Une petite fille d’environ quatre ans me tient la main. Je ne la connais pas. Elle a le visage émacié et le corps squelettique. Ses vêtements sont usés, en lambeaux je dirais même. « Maman, j’ai faim ! », elle a dit. « Je ne suis pas ta maman ! », je lui réponds. L’Espace est hostile. Ça sent le souffre. Mais aussi une odeur de métal désintégré par l’action de produits chimiques, radioactifs. J’ai la nausée. Je ne suis pas la seule. À côté de moi, un homme vomit, ou tente de vomir. Il n’a plus rien dans l’estomac. Il s’effondre. Crève. Personne pour le relever. Personne qui ait un peu de compassion. Nous laissons son cadavre derrière, à la merci des charognards qui tournent en rond dans le ciel glacé. Ils sont de plus en plus nombreux. J’ai le sentiment de marcher avec les morts. Me retourne. Je ne sais pas. Demander quelque chose. Quoi. Je ne sais pas. Qu’est-ce que nous foutons ici. Depuis quand marchons-nous. Vers quelle destination. Ne sais pas. N’en sais rien. Avançons tels des zombies. Une butte à cinquante mètres. Une apparition miracle. L’espoir d’un au-delà en vie. De la nourriture. De l’eau. Une civilisation. Nous accélérons le pas. Dans la tête. Parce que nous n’en n’avons plus la force. Je regarde mes pieds. Des pieds meurtris mais durs comme le roc. Inhumains. Il est probable que nous sommes le résultat d’une expérience de laboratoire qui ait mal tourné. Il est probable. Souvenir d’une déflagration. Je crois. Je ne sais plus. « Maman, j’ai soif ! », elle a dit. La petite gamine semble être la seule à vouloir vivre. « Tais-toi et avance ! » Oui. Avance. Il n’y a pas d’autre alternative. Et ne m’appelle plus maman. Ne sommes plus très loin de la butte. Une femme vient de clamser devant moi. Personne ne la regarde. Personne n’y prête attention. Pourquoi sauver les morts après tout. Il faut avancer un point c’est tout. Je me retourne. L’impression qu’il y a moins de monde. Où sont-ils tous passés. Le chemin à l’arrière doit être jonché de cadavres car les charognards piquent en direction du sol pour le grand festin. Je pense que ce sera bientôt notre tour. Je garde espoir. La butte se rapproche. La butte. Blanche comme la craie. Nous arrivons à son pied. « Nous allons bientôt être sauvées ! », je lui lance en désespoir de cause. Elle me sourit. Oui, nous allons bientôt être sauvés. Je veux dire un petit nombre d’entre nous. Parce que la butte ne se laisse pas dominer. Ne se laisse pas escalader facilement. Beaucoup tombent entraînant une foultitude d’autres. Ceux qui tombent ne crient pas. Ne crient plus. Un grand nombre de cadavres en contrebas. L’odeur de pourriture des hommes, des femmes et des enfants. Dans l’indifférence générale. Nous nous accrochons. Nous ne sommes plus très loin du but. Elle a un moral d’acier la petite. Elle veut sa part de butin. Elle veut vaincre. Les morts ne l’intéressent pas. Elle s’en amuse. J’ai cru qu’elle m’a cligné de l’œil. « Dis, tu traînes maman ! » J’ai cru un instant que j’allais lui tirer la jambe pour qu’elle finisse parmi les décombres de l’humanité. Une mère ne tue pas sa fille. Qui s’en souciera puisque la vie et la mort n’ont plus de sens. À quoi bon. À quoi bon. Un type s’accroche à ma jambe. Ses yeux me supplient. Il ressemble à mon père. La gamine lui crache au visage et lui donne un bon coup de pied dans la tête. Il tombe. Mon père. Elle est sans pitié. J’ai enfanté un monstre. Plus qu’un mètre entre la vie et la mort. Je crache mes poumons. J’use mes dernières forces. La peur du vide. Je crois que j’ai atteint mes limites. « Allez, attrape ma main maman ! » Elle est debout, sur le roc, le sourire de la victoire en poche. Nous ne sommes plus qu’une poignée. Je ferme les yeux. Respirer. À tout prix respirer cet air nauséabond. Se boucher les oreilles. Les corps qui tombent en vrac. Par centaines. Par milliers. Je sais pas. La gamine prend ma main, m’entraîne vers l’avant. Son visage a changé de couleur. Son sourire a disparu. Elle n’a plus envie de jouer. Je l’entends pleurer. Qu’est-ce que ça signifie. Je… nom de… c’est pas… qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est que… tous ces corps… amoncelés… étalés… tas de viande… difforme… sur toute la surface de la dépression… à perte de vue… immonde… cette puanteur… envie de vomir… non… non… non… non… nooooon…



« Aaaaghrrrr… »

— Calmez-vous, milicienne !

Voix d’homme. Froide mais rassurante. Spectre en combinaison blanche. Un autre derrière lui. Leur écran à portée de main. Contrôle de routine. Le premier scanne mon visage avec un objet tubulaire. En quête de virus, de bactéries mortelles. Examiner le niveau de radiation. Bips électroniques de confirmation. Tout est ok, son pouce levé vers le haut. Regarde autour de moi. Des caméras de l’écran de la Zato courant dans tous les sens. Des caméras agonisant aux sols, poussant des cris de détresse.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?, je demande à mon sauveur.

— Du calme, milicienne.

— Vous êtes sûrs que je n’ai rien ?

Il ne me répond pas, s’adresse à son collaborateur, pointe l’index vers la droite, se lève pour assister un citoyen à l’agonie. Il se retourne vers moi.

— Vous êtes opérationnelles. Occupez-vous de la sécurité !

— Mais… vous ne m’avez pas…

— C’est un ordre !





À SUIVRE…




lundi, mars 22, 2010

[Episode 12]


Grand badaboum sonore.

Telles des machines, les clients avancent lentement en direction des écrans, l’œil affamé, les dents serrées, marchant en rang vers les slogans publicitaires qui irradient le niveau 2.

Suivre la foule, faire comme elle : croire.

Une fillette et son frère, lequel doit avoir deux ans de plus que sa sœur, se tournent vers moi, m’observent avec leurs prunelles d’enfants curieux de ce qui se trame autour d’eux, en quête de mouvements contraire au sens de la marche. Pas leur truc cette procession.

Elle me tend une sucette, m’offre un visage calme, également inquiétant, en complète contradiction avec celui des adultes, lesquels ressemblent de plus en plus à des statues de cire, des morts-vivants traquant sans relâchement le spectre lumineux qui défile à grand bruit. Son frère l’imite. Tout aussi charmant. Presque inhumain dans un monde où la norme est conditionnée par l’œil affamé des caméras, appareils bien huilés à produire des chiffres et manquant cruellement de fantaisie.

La mère se retourne, toute rouge, scrutant de possibles indiscrets à gauche comme à droite. Elle leur chuchote deux trois mots tête baissée. Car les caméras sont aux aguets, prêts à signaler le moindre égarement. Elle sait ce qui est imprudent, oui, elle sait parfaitement qu’une mauvaise conduite sera signalée et chiffrée dans la section comportement en société de la fiche identitaire, accompagnée d’une grosse amende en cas de mauvaise note, de séances obligatoires chez le psychologue, au vu et au su de tout le voisinage -- des enfants mal élevés par une mère indigne ! Pauvres enfants !

Levant la tête, elle me découvre. Nous nous fixons l’une et l’autre sans animosité, même si elle a dû se poser cette question : amie ou ennemie ? Elle s’est probablement mêlée les pinceaux face à quelqu’un qui n’est ni comme elle, ni comme ses enfants. Je pointe bêtement l’écran de l’index et lui offre un sourire maladroit qu’elle me rend aussitôt. Prise de panique, elle se retourne brutalement, enjoignant ses enfants à faire de même. Avant qu’ils ne retrouvent la lumière des spots, ils me font de grands signes d’adieu. Mes parents me reviennent en mémoire, floutés par la cloison vitrée qui séparait de façon absurde des êtres proches. Un gars de la sécurité pointait sa matraque vers les derniers visages en pleurs, s’était mis entre nous, avait ordonné à mes parents de dégager. Peut-être avez-vous déjà vécu cela, les mains et les jambes neutralisées par d’affreux spasmes malgré la colère qui gronde intérieurement, la sueur vous plastifiant froidement la peau, le regard perdant coûte que coûte la raison, le sens de la vie n’ayant plus la lucidité nécessaire de vous signifier quoi que ce soit, l’intuition que vous ne vous reverrez plus jamais.

Grand badaboum sonore.

Toute activité a maintenant cessé dans le Grand magasin. J’avance mécaniquement vers le vacarme électronique, pénètre la foule d’un pas régulier, frôle l’épaule d’un citoyen qui émet de grands soupirs. Me surprends à ressentir des ondes positives. « C’est ça le bonheur ! », il me murmure à l’oreille.

Un animateur pénètre le champ de vision. Malgré son allure impeccable, son corps est comme figé par le poids des années ; un mort qui s’ennuie fermement dans sa tombe. Il est accompagné de deux salariés déguisés en lapin. Eux aussi ont le sourire forcé qui vaut bien l’ovation du public.

Jets de lumière multicolore flashent le visage de la foultitude, laissant échapper des spasmes incontrôlés çà et là. « C’est ça le bonheur ! », qu’il m’a murmuré à l’oreille. Une cliente d’environ quarante ans, la respiration haletante, quitte les rangs, se jette dans les pieds du gourou. La scène est impressionnante, ce croisement entre la lumière et la chair, le mensonge presque parfait, la vérité mise à nu. Intervention automatique des gars de la sécurité — sous l’œil des caméras. L’animateur fait mine de n’avoir rien vu, poursuit son show après quelques secondes de flottements, le temps de bien saisir les ordres venus de l’intérieur.


Ce type était autrefois une star de l’écran, adulé par toute une génération de citoyens traumatisée par le conflit. Il incarnait le rêve, disait toujours que grâce à lui la jeunesse n’avait pas sombré dans le chaos. Il avait mis au goût du jour cette sentence autrefois prononcée par un astronaute américain : « Je suis un petit pas pour l'homme, mais un bond de géant pour l'humanité. »

La légende disait qu’il était un orphelin issu des quartiers modestes de la Zato, qu’il s’était fait tout seul, notamment durant le conflit où il avait joué les bouffons pour remonter le moral des troupes au front, job alimentaire grâce auquel il avait reçu la médaille du mérite des mains même du fondateur. Quand les interviewers lui demandaient quels étaient ces rapports avec le grand homme, sa réponse avait toujours été celle-ci : « Mmmm. Je dirais que c’est un intime… un intime qui aime sa grande famille.» Et puis l’évidence s’était substitué à la légende lorsqu’un grand nombre d’auteurs, lesquels, avec le concours de grands philosophes, de brillants experts du chiffre, d’historiens émérites, avaient décidé de produire le plus grand texte de savoir de tous les temps, l’hagiographie du self made man, laquelle, après une sortie des plus fracassante, avait failli battre le record de vente par écran-chargement jusqu’ici tenu par le livre blanc du fondateur — les chiffres ayant été truqués bien entendu.

L’élite avait commencé à se méfier de ce parvenu qui voulait se faire un nom à la cour. Les rumeurs en tout genre étaient lancées dans l’espace publique sous forme de divertissement. On disait qu’il n’était pas que l’intime du fondateur, mais qu’il était aussi le confident de la mère des citoyens. Ça voulait dire ce que ça voulait dire. Sauf que les citoyens refusaient de tomber dans le piège, la rumeur n’ayant pas pu abattre l’hagiographie officielle, l’authentique vérité, la belle histoire de l’orphelin, à qui la vie ne destinait pas à un avenir radieux, arrivée sur les plus hautes marches de l’escalier. « C’est ça le bonheur ! », qu’il m’avait murmuré à l’oreille.

Le fondateur était dans une position délicate. Il n’ignorait plus rien des ambitions des uns et des autres. Parce que les amis, la famille, ses concitoyens, il devait bien savoir qu’un jour ils lui chercheraient des poux derrière des slogans fédérateurs aussi pertinents que les prédictions quotidiennes des experts du chiffre, textes shootés aux anabolisants enguirlandés de perles et de diamants et dont les citoyens boiront pour la énième fois la tasse. Faut bien se raccrocher au réel en songe quand on rêve du bel avenir. Les rumeurs n’étaient donc plus sans fondements. Fallait agir, garder sa place à tout prix, par tous les moyens, au risque de mettre en péril la paix globale. Une nouvelle légende à produire — il espérait ainsi briser l’appétit des siens en regroupant l’ensemble des citoyens autour de l’union sacrée —, comment le fondateur avait sauvé la Zato du chaos, œuvre qui allait confirmer la toute jeune Aline Lefebvre en tant qu’écrivain du siècle.

Et si cet homme, de plus en plus paranoïaque, jalousait tout simplement les exploits de son grand copain.

Ce qui devait arriver arriva. Un jour banal comme tant d’autres, le grand ami de la famille avait disparu de l’écran. Tout le monde en parlait dans la Zato. Des hypothèses avaient été avancées, kidnapping, assassinat, mort entre les cuisses d’une maîtresse sadomasochiste. Par qui ? Sûrement par des activistes déguisés en miliciens — l’accusation est automatique par ici. Le mystère avait plané durant une semaine avant que l’un des porte-parole du Consortium ne révélait l’histoire lors d’une conférence de presse annoncée avec grand fracas. On avait appris avec stupeur que l’animateur préféré des citoyens préparait un coup d’État contre Jean-Baptiste Léonard. Les fanatiques s’étaient élevés contre cette chose improbable, totalement impossible. La réalité rattrapée par l’imaginaire. Un coup d’État, et puis quoi encore ! Il y avait quelque chose de pas très rationnel dans toute cette histoire. léonard, pris à la gorge par la tournure des événements, lâchait ces interviewers, tous accrédités à l’Écran de la Zato. Ils suivaient l’affaire de très près, mettre toute la lumière sur cette histoire. Ils nous avaient appris que le héros déchu était un agent infiltré à la solde des terroristes. En guise de preuve, ils avaient montré des images d’armes qu’il cachait dans sa cave, ainsi que tous les éléments considérés comme suspects, des livres prohibés, des feuilles pleines de notes illisibles, sa correspondance avec une femme dont on ne saura pas plus, un lit défait et des traces de rouge à lèvre, des photos en noir et blanc de mulâtresses offrant leurs croupes à qui veut s’octroyer un bon bol de bonheur. Aucune porte de sortie à l’horizon. Rien. Ainsi en avaient décidé toutes les institutions pour une fois unies contre le danger qui lorgnait à nos portes. Plus personne ne cherche querelles quand la paix globale est l’otage d’un fou.

Il avait été placé en résidence surveillée dans une cellule de 3m2 à l’intérieur de laquelle cohabitaient un lit picot aussi dur que des briques, une petite table aux bords anguleux, deux projecteurs se faisant face, des enceintes giclant des slogans incorporées aux murs, l’ombre voûtée de la disgrâce gisant dans le désert emmuré et que le temps aurait fini par rendre anachorète — je tiens à préciser que cette information n’est pas le fruit de mon imagination, je sais de quoi je parle. Je pourrais même vous en dire plus mais ce serait trahir ma profession. Restons dans les faits.

Au bout de cinq années de surveillance, c’est-à-dire un an après la mort du fondateur, il l’avait libéré pour des raisons inconnues. « On savait qu’il n’était pas coupable ! », s’étaient aussitôt exclamés les admirateurs, dont un grand nombre de salariés de conditions modestes. D’autres y voyaient un lien très net avec la disparition du fondateur. Conférence de presse pour calmer les esprits. Je me souviens avoir été présente ce jour-là, sous les ordres d’une agence de sécurité, à surveiller de très près tous agissements considérés comme suspects pouvant nuire au confort des citoyens. Le porte-parole du Consortium avait répondu à la question d’un interviewer par ces mots : « le prisonnier s’est décidé à collaborer en acceptant de dénoncer ses complices. C’est une large victoire pour le camp de la paix. » Le soir même, l’écran de la Zato montrait des images des traîtres aux mains des forces de l’ordre. Portraits en direct d’une bande de dégénérés aux expressions simiesques à faire pâlir le citoyen normalement constitué. Plusieurs émissions d’écran-réalité avaient proposé aux écran-spectateurs de voter : pour la plus laide, pour le plus métissé, pour la plus mal habillée, pour le plus dangereux, pour le traitre qui méritait la peine de mort, pour que l’écran de la Zato diffusait le show en direct, votes qui n’avaient servi à rien car, sans grande surprise, les terroristes avaient officiellement tous été condamnés à mort par injection létal au centre de rétention de Bonne nouvelle et en l’absence des caméras officielles. Bien sûr, le public de l’écran avait été terriblement déçu, avec le sentiment d’avoir été trahi par les administrateurs du Consortium qui lui refusaient une belle occasion de vivre ensemble une expérience unique.

L’ex-prisonnier politique s’était fait discret après sa libération. Mais pas pour longtemps. Les animateurs, ayant flairé le bon coup et avec l’accord du Consortium, n’avaient pas tardé à l’inviter dans leurs émissions, donner les réponses auxquelles les écran-spectateurs avaient droit. À condition toutefois qu’il se repentît, qu’il fît des excuses à l’ensemble des citoyens, l’étonnant rebondissement de l’histoire, l’incroyable moment de vérité, l’histoire rêvée pour les millions d’écran-spectateurs qui voyaient dans le destin de cet homme quelque chose de quasi mystique. Je me souviens même qu’il avait offert une partie de ses biens à léonard humanitaire — comme il en avait été dépossédé, léonard les lui avaient rendus peu de temps avant le grand show —, démarche qui avait grandement plu et ému le public. Après tout, on ne pouvait que pardonner à cet orphelin, pupille de la Zato, qui à un moment dans sa vie avait eu la grosse tête.

Le héros avait surpris tout le monde en acceptant l’offre du Grand magasin qui cherchait un animateur, malgré le vote de réhabilitation. « Je dois tout recommencer à zéro, tel est le chemin de la pénitence », qu’il avait répondu aux questions des interviewers et des fans. Les administrateurs de l’écran de la Zato avaient accepté la décision. En contrepartie, il avait l’exclusivité sur ses moindres faits et gestes. Photos, caméras, micros, puces électroniques, tout le matériel de surveillance au grand complet, suivre la proie condamnée à se lever tôt, condamnée à faire des exercices, condamnée à se laver à des heures précises de la journée, condamnée à ne manger que des aliments agrées Consortiums en phase avec l’écosystème, condamnée à émettre un avis sur les terroristes et le sens de la vie, condamnée à glorifier l’image et la parole du fondateur, condamnée à dire les mots justes, condamnée à émouvoir le public, condamnée à vendre chèrement sa peau dans un but bien précis : réaliser des prouesses dans tous les domaines du chiffrables jusqu’à en atteindre les limites.


« Citoyennes et citoyens ! Nous voici tous réunis ensemble pour partager un grand moment de bonheur en famille. »

Grand badaboum sonore.

« bonjour madame ! comment s’appelle votre mari ?

« Mon cher paul, êtes-vous au cœur de l’événement ?

Grand badaboum sonore.

« et toi mon enfant, es-tu au cœur de l’événement ?

« et vous, citoyennes et citoyens ! êtes-vous au cœur de l’événement ?

Grand badaboum sonore.


Des yeux de verre enclavés dans un territoire présentant un paysage qui alterne blocs de glace et océan chauffé à l’azur. Cet homme, cadavre déterré du cœur de l’événement, idole-cobaye du scénario global, tend une main sécurisante vers la foule, sourit de ses dents blanches crispées, lève ses yeux de verre tout en douceur, pointe l’index vers le plafond invisible, des mouvements d’une lenteur majestueuse qui ne manquera pas d’alarmer le staff de contrôle. Mais cet homme, malgré les simagrées qui pourrait précipiter sa chute, est un professionnel : « Ensemble, nous sommes une grande famille ! », lance-t-il d’une voix câline sous les applaudissements émus du public.

Spots lumineux envahissant le niveau 2 à coups de sabres.

Spots publicitaires crachant des sentences guillerettes par tous les pores des enceintes.

Défilement d’images racontant le monde tel qu’il doit être selon d’authentiques héros tous aussi beau les uns que les autres.

Grand badaboum sonore exaltant le sentiment des citoyens. L’animateur clappe des mains et invite la foule à le suivre. Cet homme a dû laisser son âme dans la cellule de 3m2 pour être aussi enthousiaste.


« Citoyennes et citoyens ! Êtes-vous prêts à vibrer avec moi ! Êtes-vous prêts à vivre un moment unique ! »


Je tente discrètement de rebrousser chemin. Mais une main tremblante me retient, peut-être celle d’un enfant. Putain ! La petite fille des toilettes. Elle me foudroie d’un regard haineux.

« C’est elle la méchante ! », elle lance à sa mère qui, par chance, n’entends rien des accusations de sa fille. Elle vit à plein temps son moment unique. Ouf ! Seulement la gamine ne me lâche pas — dénoncez et vous serez récompensé. Je l’empoigne et la mets au sol. Elle se met à pleurer, à crier. Lui fous des coups de pieds dans l’estomac pour la calmer. Elle essaye de retenir mon pied avec ses petites mains et continue de hurler. Sale gamine ! Je n’ai plus qu’une solution, lui tordre le cou, un truc dans le genre. Au lieu de cela, je me tire. Profiter de la transe collective pour disparaître.

Une fois dehors, je suis transie de peur. J’aurais dû buter la môme. Elle connaît mon visage. Elle va me dénoncer. Regrets. Je suis à deux doigts de retourner à l’intérieur lorsqu’une caméra pointe son rayon laser sur moi. La machine a détecté une anomalie, probablement les pulsations cardiaques très élevées. Retrouver donc au plus vite mon calme, sourire dans le vide, synchroniser mes gestes tel un métronome, prendre le large.


À SUIVRE…

mercredi, février 17, 2010

[Episode 11]



****



Des citoyens se massent devant l’un des écrans qui peuple le centre d’échange et de partage de saint-sever.


« chers citoyens, pour éviter tous troubles de l’ordre public, nous vous invitons à vous diriger vers les écrans libres qui sont à votre disposition tout le long du couloir central. Pour votre confort et pour votre sécurité. »


La longue queue ondule d’impatience. Signes de nervosité sur les visages indécis. Entre grognements et bousculades. Il n’est pas question de laisser sa place à ceux qui attendent patiemment en fin de fil et qui sourient bêtement à quelque caméra planquée çà et là et dont tous admettent la présence réconfortante.

L’écran D. Celui qui gobe la queue. Le plus sollicité. En couple avec les caméras 36 et 37, celles qui nous cajolent comme des parents qui veillent sur leurs bambins. Omniprésentes et bienveillantes. Relation fusionnelle entre l’humain et la machine.

Un rayon laser pénètre le champ de l’attroupement, suivant avec une précision chirurgicale le mouvement de la foule. Les visages botoxés au diktat du bonheur quotidien se tournent machinalement vers la caméra 37, dont les images apparaissent sur le gigantesque écran qui se trouve à l’intérieur du Grand magasin, limitrophe à l’écran D.

C’est le signal tant attendu.

Brouhaha des corps qui se méprisent, qui s’affrontent, les insultes fusent, discrètement, entre gens des différentes catégories.

Querelles de préséances !

La voix métallique répète l’avertissement. Car il s’agit bien de cela, malgré les formules de politesse. Sans succès. On ne dérange pas les citoyens qui espèrent tout d’un week-end des fêtes de fin d’année.

Un gamin me donne des coups de pieds aux talons. La mère, affublée d’une combinaison noire et dont les traits austères inspirent la crainte et le mépris, feint de n’avoir rien vu lorsque je me retourne et m’apprête à coller une gifle à son adorable petit garçon… évitée de justesse. Inutile d’en faire un martyr.

Je souris au gosse, à la mère, aux caméras. Montrer l’image d’une personne fréquentable. Moi aussi je sais faire la pute !

« Je ne suis pas votre ennemie.

Je suis votre ange gardienne.

Votre sécurité, c’est nous !

Vous ne le saviez pas encore ? »

Qui se cache derrière ce nous ? La pute qui sourit au gosse, à la mère, aux caméras ? Les machines à suivre le temps qui fait du zèle ? Jean-Baptiste Léonard, le Dieu trafiqué qui nous observe de là-haut ? Vous ?

Vous savez bien qu’il n’y a jamais eu d’incident. Rien du tout. S’il continue à me tirer la langue, à me donner des coups de pieds, c’est parce qu’il en profite. À cause des éclats de rires venant de l’intérieur du Grand magasin. Forcément, toute la scène apparaît sur le gigantesque écran, programmée par les caméras qui font un fantastique boulot de découverte de nouveaux talents. Continue mon p’tit !, qu’ils suffoquent dans leur corps, fais-lui comprendre qu’ici, on est chez nous !

Images arrêtées sur les grimaces du bouffon de service, l’idole si vous préférez. L’œil de la caméra n°37 brille pour sa proie. Observez comme Il aime qu’on le regarde, qu’on l’encourage, qu’on le filme — rite d’initiation du futur citoyen en grande pompe. Et sa mère n’en est pas peu fière. Car le fils prodige a bien assimilé, ses dires à elle, longs monologues parfaitement travaillés, prose ciselée vue, revue et corrigée jusque dans les moindres recoins, ses mises en garde devant lesquelles mari, amis de la famille et voisins de palier ne peuvent qu’opiner de la tête. Regardez-le ! N’est-il pas mignon dans son uniforme du week-end ? Et quel beau visage !


Toute personne dont on ne verra pas le visage sera punie par la loi.


La mère câline sévèrement la même caméra du regard, caresse les joues de sa progéniture, ses cheveux, puis de prendre des airs de grande dame avant de me fixer les yeux dans les yeux avec dédain — foultitude de regards haineux me bouffant tout entière. Je décroise le mien, s’échapper de la folie meurtrière. Je ne lutterais pas contre la majorité qui me dicte son point de vue. Si seulement je pouvais lancer le processus de chargement des pupilles numériques, afficher leurs gueules d’assassin sur tous les écrans — Toute personne dont on verra le visage grossier devrait être punie par la loi.

Cernée de partout, la peur au bide.

Envie de dégueuler mon impuissance sur les visages prétendus vrais.

Envie de leur sauter au cou et de les déloger du biotope bal-masqué.

Elle y mènera une carrière brillante, c’est ce que ma mère avait lancé à mon père dès la parution de l’annonce — un objectif de carrière intéressant avec formation à la clé. La sécurité de votre emploi.


Avalanche de sons aigus mélangeant plusieurs bips. Sursaute et me retourne. Réflexes de survie en temps réel, comme une gamine prise en faute ayant perdu tout sens des réalités. J’ai les oreilles fracassées.

Déferlement de sirènes se lovant les unes contre les autres après 5 secondes de calme plat.

Pas le temps de souffler que déjà le mal sonore sonne l‘heure de l’apocalypse réalité.

Des voix saturées dans les haut-parleurs, des voix de citoyens à l’agonie fuyant la menace — le souffle du vent radioactif.

Afflux massif de spectres en combinaison blanche cavalant dans les couloirs du centre, escortés par les factionnaires de l’unité d’élite. Ces gars-là, on pourrait s’y méprendre sur leur véritable nature.

Des parents et leurs enfants surgissent des portes de secours, sous l’œil vigilant des caméras en quête de scoops.

Un agent de sécurité dans un sale état porte un bébé dans ses bras. Sa combinaison noire est en lambeaux. Son visage maculé de poussière. Il ne tient presque plus debout malgré sa stature de héros du cinéma Art Nouveau. L’agent est totalement épuisé, à bout de souffle, mais fait tout ce qui est en son pouvoir pour sauver le bébé — nos agents de sécurité sont au service des plus faibles. Gros plan sur cet homme qui serre les dents, qui souffre atrocement tandis que le bébé pleure à chaude larme. Des pleurs qui tournent en boucle. Des pleurs électroniques. Heureusement, les spectres en combinaison blanche arrivent à temps et en rang. Analyse de la situation que confirment les gestes hautement précis entre les trois responsables du bataillon, après consultation de leur écran. Il est question de contamination. D’une possible contamination. L’un d’eux s’avance vers nos deux héros muni d’un écran, procède à l’observation des cobayes, sans jamais dépasser la ligne de démarcation imaginaire située à 1m50 de l’agent. Des gestes hautement précis entre lui et son interlocuteur — pleurs électroniques en mode veille. Trois caméras suivent l’affaire, l’une en couleur, l’autre en noir et blanc saturé et la dernière en images pixélisées. L’agent de sécurité tend le pouce vers le haut, relayé par celui du spectre, pouces respectivement zoomés par les caméras. Tout est ok. On entend des applaudissements dans le Grand magasin, puis des hourrahs lorsqu’arrive la mère du bébé, une jeune femme au visage effacé qui à la vue du bébé exulte d’une joie artificielle. L’agent de sécurité s’effondre, le visage serein de celui qui a accompli son devoir — notre job, c’est de veiller sur vous. Instant de fraternité dans les couloirs. Nous nous donnons tous la main. Quelques soupirs de soulagement se font entendre çà et là. Des larmes de bonheur tombent sur le visage de la mère du héros de tout à l’heure — l’espoir est toujours victorieux du tragique.

Fin de l’exercice de simulation.

Salve d’applaudissements au retour des comédiens, tous pensionnaires de léonard comédie. Ovation du plus grand nombre pour celui qui a joué son propre rôle, l’agent de sécurité. Il est tout ému et pleure à chaude larme dans les bras des membres de sa famille — projecteurs braqués sur l’intense moment d’émotion.

Des agents de sécurité en service interviennent pour prévenir tous débordements, ceux d’une autre agence, les concurrents directs du héros. Ils portent une combinaison bleue marine et ne sourient pas beaucoup… jusqu’à ce que les caméras déposent les armes.

Place à l’actualité publicitaire. Je profite du brouhaha général pour me tourner vers l’écran, la touche Entrée sous le poids de mon index. J’accède à la page identification après un court bip sonore qui n’éveille l’intérêt de personne. Pousse un ouf intérieur de soulagement.

Entrée

Nouvelle page. De la publicité — le label Sycophante : dénoncer n’est plus un crime mais un devoir de citoyen.

Entrée

Une citoyenne apparaît à l’écran. Elle porte un élégant uniforme noir. Son visage est aussi lisse que le marbre. Sa coupe carrée auburn flotte légèrement entre quelques écrans se partageant l’affiche en split screen — des clients en mouvement dans les zones de grande affluence du Centre, des images de l’actualité interconsortium, d’anonymes idoles aux prises avec les affres de la réalité. Chiffres et slogans défilent au bas de l’écran — 123 650 citoyens ont dénoncé les plus mauvais d’entre nousMoins de 5% de fausses dénonciationsUn nouveau record à battre pour l’année suivanteDénoncer redonne du moral à l’économie. D’une voix chaude et synthétique à faire éclater les derniers remparts de la sensiblerie masculine, elle récite le mode d’emploi que nous devons respecter à la lettre. C’est pour notre confort et pour notre sécurité. Puis entre en communication avec moi en me demandant mon nom, mon prénom, mon code biotope, mon code génétique et mon code social. Bien sûr, les informations ne seront pas révélées, à moins d’une plainte pour faux témoignage.

Entrée


Interruption momentanée de toutes les fonctions de votre écran.

Entrée / Entrée / Entrée / Entrée / Entrée

Interruption momentanée de toutes les fonctions de votre écran.

Échap


Mouvement de foule accompagné d’étranges beuglements. Les regards sont tournés vers tous les écrans disponibles.

Le petit garçon — oh ! Je l’avais oublié celui-là — profite du flottement général pour me donner deux coups de pieds. Il veut qu’on s’intéresse à lui de nouveau. Mais sa mère intervient et lui fout une claque, tout en continuant à me mater sévèrement. Il se met à pleurer et reçoit logiquement une deuxième claque accompagnée de plusieurs shut ! exaspérés de part et d’autres du public.

Défilement à grande vitesse d’images de la zato et de ses représentants actuels, relayées par celles des grandes périodes de l’histoire post-conflits. Portraits des édificateurs qui ont bâti la puissance du Consortium. Portraits des valeureux soldats qui maintiennent la paix. Portraits de volontaires civils œuvrant dans l’humanitaire. Portraits de citoyens anonymes exécutant des tâches difficiles. Portraits des forces de l’ordre — l’unité d’élite, la milice et les agents de la sécurité — encadrant avec bienveillance les citoyens. Long fondu accompagné d’un grand badaboum sonore. L’entracte est paralysie faciale, le temps programmé pour une minute de suspens. Puis léger mouvement de la tête vers le haut de l’armée de bouches bées cherchant des yeux l’auréole divine. Mais rien n’apparaît, pas même un slogan. Blackout en plein cœur du biotope. Ça doit encore être ces foutus satellites chinois !, ce sont les paroles murmurées d’un citoyen grincheux que tous fixent avec des yeux d’assassins. On ne badine pas avec l’image du fondateur, à moins d’être poussé par des pulsions de mort, ce qui est loin d’être le cas du citoyen grincheux, lequel, à voir son physique de nounours, doit être un amateur de bonne chair. Tout sauf suicidaire. Dieu est chair et non pas cet immatériel préfabriqué conçu par les ingénieurs de New Asia company for research and development dans les souterrains d’une de ses mégalopoles, qu’il murmure à nouveau. Dieu ? J’ai peut-être été hâtif dans mon jugement. Ce type doit être fou. Il n’y a que les fous pour oser défier les citoyens fanatiques. En le voyant baisser la tête tel un écolier qui n’a pas bien appris sa leçon, je me dis qu’il n’a pas perdu toute sa lucidité. Comme une bonne partie des citoyens, je dirais tous ceux qui ne vénèrent pas l’Être suprême. Toujours faire la différence entre les croyants et ceux qui s’en accommodent. Il décide de sortir discrètement des rangs, profitant des problèmes de transmission qui ont interrompu le spectacle. En voilà un qui a eu du bol, ni vu ni connu.

Divers slogans surgissent d’un peu partout, accompagnés de bips sonores éructés par les caméras. C’est le signal que tout est revenu dans l’ordre. Une citoyenne applaudit instinctivement. La foule se joint de bon cœur à elle. Salves d’applaudissement qu’un technicien de contrôle décide d’interrompre au bout de trois minutes après avoir reçu un message de son oreillette.

Roulements de tambour lancés en crescendo, atteignant l’apothéose aux claquements des cymbales. Une image plus intense que les autres apparaît. Le fondateur lui-même en personne, presque simplement vêtu, la main tendue vers nous. Un show à l’américaine comme disait mon père.

Citoyens au bord de l’hystérie. L’une d’entre eux atterrit violemment sur le sol après avoir poussé le cri d’amour du fanatique. Les services de secours et les agents de sécurité interviennent. Tous présentent un visage grave, pompeusement grave — caméras ne savant plus où donner de la tête dû aux mouvements désordonnés des secouristes. Ils sont d’un courage exemplaire, une dame s’adresse au petit garçon. Aurait-elle dit la même chose s’il s’agissait de miliciens. Pourquoi sommes-nous absents de la fête ?

L’interface caméra — de lui à nous.

Qui observe qui ?

Le fondateur parade en images. Dans son bureau en présence d’une foule de documents. Inspectant les grandes constructions en compagnie d’importants managers. Dans une école avec les futurs citoyens. Serrant des mains de dignitaires lors d’un voyage officiel. Rigolant avec des salariés de condition modeste. Prenant la pause avec d’éminents scientifiques. Au chevet des victimes du tremblement de terre qui a anéanti Nice.

Le fondateur toujours lui. Seul dans son grand jardin à panser le monde. Puis en présence de ses proches collaborateurs. Puis avec sa femme et ses enfants. Et enfin, la grande famille au grand complet.

Superposition de samples d’applaudissements qui honorent l’œuvre du grand homme, sa générosité, sa loyauté envers la famille et la Zato, applaudissements relayés par ceux du Centre, citoyens en chair et en os du temps présent que les générations du futur entendront à leur tour, et ainsi de suite, car le spectacle est condamné à se reproduire jusqu’à ce que le régime des Consortium chute de son piédestal. Quand exactement ?, j’ai envie de demander aux agents de sécurité qui s’active de nouveau.

Peut-être n’est-ce qu’un fantasme après tout !

Dispersion de la foule après que le fondateur s’en est allé se déconnecter seul dans ses loges, quelque part entre nous, la lune et le vide. Sauf quelques fans toujours branchés à l’écran central, imitant les gestes du chanteur d’un groupe de boys band chinois, les qin dynasty, n°1 dans les ventes par écran-chargement.

Long bip aigu qui surplombe la voix du beau gosse de Chongqing, heureusement soutenue par celles des fans, entraînant un charivari sonore insupportable.


Les fonctions de votre écran sont à présent opérationnelles.


Machine réactivée.

La mère du petit garçon m’adresse un regard noir qui pourrait signifier : « Qu’est-ce t’attends pour nous dénoncer, vieille pute ! » Son idiot de garçon opine de la tête pour manifester sa totale sujétion envers sa mère. Oublié l’humiliation en public de tout à l’heure.

La citoyenne en uniforme noir m’adresse de nouveau la parole. Les mêmes mots que tout à l’heure. La voix toujours aussi synthétiquement chaude. Lui envoie les informations requises par le biais de la puce électronique bien calée sous ma peau.

Entrée

vous avez gagné un bon d’achat de 100 Léonards, inscrit sur l’écran D, message suivi d’un énième bip.

Je ne vous dirai pas qui j’ai dénoncé, c’est une information confidentielle. Le petit garçon me fixe durement dans les yeux. Parce que ça aurait pu être son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa famille au sens large. Nous sommes une grande famille, que le fondateur ne cesse de répéter. Et moi, Viviane, milicienne aux ordres de léonard, j’ai dénoncé l’un des leurs en commettant le forfait qui va priver la phratrie d’un important maillon de la chaîne. Criminelle !, ils ont dit.

J’empoche le bon d’achat et me dirige sur la pointe des pieds à l’intérieur du Grand magasin.

Dénoncer redonne du moral à l’économie, slogan digital en 3D visible sur tous les écrans dans le magasin.


Le Grand magasin est la principale attraction du Centre. On y trouve de tout, de l’alimentaire à la cosmétique en passant par le mobilier design à des prix accessibles pour qui travaille honnêtement. Mais aussi une salle de concert, un casino, une salle de conférence, une bibliothèque virtuelle. Sans oublier l’espace divertissement situé au sous-sol et ses jeux-écrans interactifs, une zone sécurisée dans laquelle vos enfants seront intégrés entre de bonnes mains.

Dans l’ancien temps, le Grand magasin était connu sous le nom de all-smart, une institution mondiale dans le domaine de la grande distribution, dont la présidente était la très controversée Aisha Sanchez-Malone, la petite-fille de James Malone, un épicier afro-américain — fondateur de l’enseigne — natif de Kansas City, une métropole située sur les États du Kansas et du Missouri. Aisha Sanchez-Malone n’avait pas lésiné sur les idées de son temps. Écologie, bio éthique, commerce équitable, politique du métissage — elle était l’épouse d’un chanteur à succès d’origine latino avec qui elle avait une fille qui se prénommait Zahara —, tout avait été bon pour attirer une génération de client très critique à l’égard de la mauvaise gestion de la planète. Beaucoup voyaient en elle une source d’espoir pour l’humanité, d’abord aux États-Unis, puis dans le monde entier, humanité rendue paranoïaque par les différentes crises économiques qui minaient son moral ou par le courroux de Dieu et autres démiurges non identifiables dont elle pensait ne pas s’en sortir vivante, phantasme d’apocalypse qui avait été le fond de commerce d’un grand nombre d’artistes de l’époque.

Je me souviens de tous ces films hollywoodiens à l’imagination fertile, tragiques jusqu’au bout dans la terrible mise en scène de leur fin du monde ; quand ce n’était pas la faute du climat, c’était celle des extraterrestres. Je crois bien qu’ils s’étaient trompés sur toute la ligne. L’histoire ne se refait pas, que voulez-vous ! Ils ont eu la guerre à la place — bien moins sexy qu’une invasion d’extraterrestre et bien moins émouvant que le retour du démiurge contrit —, l’une des plus efficacement meurtrières de l’histoire de l’humanité, un record absolu du chiffre des morts en un laps de temps très court.

Et puis il y avait eu la riposte. Des plus menacés : les concurrents. Car all-smart pratiquait une politique de prix agressive — Des prix encore plus bas pour une meilleure qualité de vie. Ils l’avaient accusé de monopoliser le marché, d’écraser tous ceux qui résistaient, que derrière les sentences toutes faites se cachait une véritable entreprise de guerre dont l’objectif final était de promouvoir la pureté des métis. Et il n’était pas question d’un nouveau fascisme, sûrement pas après le gigantesque travail de transmission accompli par l’histoire et la mémoire collective. On ne badine pas avec l’affectif. Des documentaires commandés par la concurrence pour la télévision présentaient la société en adepte d’un apartheid à l’envers visant la nouvelle minorité : les blancs. Ainsi les mémoires se faisaient face ; les uns criaient : «Nous voulons réparation ! » tandis que les autres simulaient l’excuse d’un poing rageur. Il y avait le risque d’une hystérie collective et le chaos pas loin de se produire lorsque les mouvements antilibéraux s’y étaient mis en utilisant à peu près le même argument, sauf que l’ethnique-social remplaçait la couleur de la peau. Les vidéos publiées sur Youtube montraient des paysans sud-américains ou des enfants du Sud-Est asiatique totalement exploités par all-smart. Ségrégationniste et esclavagiste, tels étaient les accusations. C’était oublier qu’Aicha avait pour elle les médias les plus influents. Elle avait retourné l’opinion contre eux, en plus du soutien des afro-américains, des latinos et de la classe moyenne des pays dits émergents. La mulâtresse partie de rien et qui avait réussi dans les affaires !

Et puis il y avait eu le drame. Alors qu’elle dînait avec son mari et des amis dans un restaurant chic de New York, le Baracks Lounge, une bombe avait explosé. Aucune revendication. Aucun survivant. Latinos et afro-américains avaient accusé les anti-progressistes, c’est-à-dire les conservateurs blancs issus de la wasp, ces mêmes avaient renvoyé la balle dans le camp des activistes du global children against states, et ces derniers avaient applaudi le fou qui avait mené l’attentat terroriste. Le monde pleurait la grande dame comme il avait pleuré la mort de Martin Luther King ou de Gandhi. La légende au service de l’histoire de l’humanité. Jean-Baptiste Léonard, qui n’était pas vraiment un grand ami de la Dame, rendit hommage sous la forme d’un communiqué officiel — source introuvable dans les archives de la Zato. N’était-elle pas, parmi les illustres personnages du temps passé, l’une des grandes absentes des murs de la chambre tamisée où je fis physiquement la connaissance du manager ?

Et puis il y avait eu la guerre et son lot de conséquences, la mort de l’État-nation, le déplacement vers l’Est du centre névralgique suite à la désintégration des États-Unis. Le siège social de all-smart à Kansas city avait été saccagé par la population en furie, laquelle avait assassiné Dwight Mendoza, le successeur d’Aicha Sanchez-Malone, alors qu’il tentait de monter dans son hélicoptère en compagnie de ses fidèles lieutenants — l’histoire officielle dit que les terroristes les avaient dépecés et avaient balancé leurs entrailles aux chiens. Par la suite, les activistes y avaient établi le QG du comité révolutionnaire (secteur Sud du Middle West).

À la fin du conflit, les Consortiums, les demi-vainqueurs — qualification prohibée sous peine de poursuite, l’histoire officielle n’autorisant que l’emploi du mot vainqueur —, avaient décidé de se partager le butin de la marque défunte, léonard ayant obtenu le secteur de l’ancienne Union européenne, la plus petite part, à cause de sa précédente politique de résistance envers all-smart. Il a été le grand perdant dans la redistribution du capital, une bouchée de pain à côté des gains des ogres russes et asiatiques. léonard débaptisa la société, la substituant par grand magasin, la dénomination historique étant par trop liée à des valeurs considérées comme passéistes et décadentes aux yeux du Consortium. Le fondateur n’a-t-il pas dit que nous étions une grande famille unie, et qu’une grande famille unie se doit d’avoir son propre magasin, son grand magasin.


Je monte à l’étage suivant, le niveau 1, celui des vêtements pour enfants. Quelques coups d’œil sans grand intérêt. Je poursuis mon chemin vers le niveau 2. Des robes blanches ou noires pour femmes enceintes. À ma droite, la lingerie, et le slogan digital : Bérénice L. vous offre le bonheur parfait. Une salariée s’avance vers moi.

« Vous désirez ? »

Lui réponds par la négative tout en lui souriant. Mais elle n’a que faire de mon sourire. Pas si difficile de deviner qui je suis et d’où je viens. Je ne suis pas la cliente idéale. Ici, tout ce qu’on vous propose, ce sont des produits utiles, fonctionnels, des produits jetables qui s’adressent aux familles. La salariée me scrute d’un œil mauvais. Puis elle change subitement d’expression. Elle sourit de ses dents blanches aussitôt qu’elle se voit à l’écran. Alors elle revient vers moi, montrer à la hiérarchie qu’elle est une bonne salariée, digne d’être l’employée du mois.

— Vous désirez, Mademoiselle ?

— Oui… heu… avez-vous le même ensemble mais en noir ?

Juste à votre droite, Mademoiselle !

— Je vous remercie !

— Je suis à votre service.

Aussitôt la caméra passée, elle redevient mauvaise. Toutes les deux, nous avions joué la comédie. Elle sait que je n’ai rien à offrir à personne. Ne m’a-t-elle pas appelée mademoiselle, qualification attribuée aux miliciennes et non aux citoyennes seules et sans enfants que la Zato parque au bloc 101 et qu’elle nomme les stériles.

Je jette un dernier regard sur l’ensemble slip et soutien-gorge en dentelle noire avant de m’enfuir vers le niveau supérieur, que déjà l’imagination paralyse le cerveau en lui imposant des images de cul qu’il m’est impossible de zapper, à travers un long plan séquence qui commence par une main, la main d’un homme, d’un homme bien bâti avec une tête de monstre, lequel arrache l’objet du désir avec fracas avant de se lancer la gueule ouverte vers… Bouffées de chaleur que je tente de contrôler avant que la puce électronique ne fasse du zèle et n’alerte les psychologues du contrôle sexuel. En vain. Les bouffées de chaleur ont pris possession de moi, avec violence et acharnement, et il y a peu de chance qu’elles stoppent le combat alors qu’elles sont si près du but. Donc. Trouver des WC, stopper le processus au plus vite. Course folle dans les rayons du niveau 2, entre vêtements pour femmes ménopausées et robes de mariée, « vous désirez ? », demande exaltée une salariée dont je viens de bousculer la jeune cliente accompagnée d’une femme mûre. « J’t’emmerde ! », aurais-je voulu lui répondre dès que j’ai vu sa gueule muté en celle de salope outrée par ce qu’elle vient de voir — si seulement les caméras étaient passées par là pour porter aux écrans ce faciès hideux de salariée modèle prise en flagrant délit.

Assise sur la cuvette des WC, un mouchoir humide collé dans l’entrejambe, un autre sur le visage. Éponger les gouttes de sueur, rafraîchir l’humeur du corps, calmer les palpitations inspirées du cœur — se reconnecter au réel, malgré moi.

Ma respiration se fait plus lente, mes gestes plus mesurés. La main s’est définitivement retirée du champ des opérations.

Une cliente tire la chasse d’eau, claque la porte en sortant. J’ouvre les yeux : voile de brouillard se dissipant progressivement laissant apparaître une forme humaine. C’est une petite fille. Elle m’observe de bas en haut, de haut en bas, comme si j’étais un animal en cage. Sauf que la porte n’était pas fermée.

— Dégage de là, toi !, je lui crie dessus.

La petite fille s’enfuit en pleurant. Je me demande si elle est la seule à m’avoir vue dans cette position dégradante. Je quitte les toilettes avant qu’elle ne prévienne sa mère. Pas envie d’être aux prises avec les agents de sécurité.

J’ai le cœur qui bat de nouveau dans les couloirs du niveau 2, et le sentiment que je vais être prise au piège.



À SUIVRE...