mardi, août 25, 2009

[Episode 3]

L’écran Nokia posté sur le tabouret de chevet souffle une lumière acide, des sons : boite à rythmes, synthé et chanteuse relatant l’histoire so sexy d’une policière qui mouille dans sa culotte, spammée par un ami no life qui s’improvise impérialiste couleur locale. Fait chier. Fait vraiment chier. Vais planter l’insolente machine contre le mur si ça continue. Et puis non. Peux pas passer mon temps à tout casser pour abolir l’obstacle élémentaire. Me résous à répondre bien que le cerveau n’ait pas de suite le temps disponible : il réalise une fiction nocturne à durée indéterminée dont le héros me ressemble.

LOW BATTERY pète ses caractères gras à l’écran. La machine atterrit sur le mur et éclate en mille morceaux. Putain de journée qui s’annonce, la tête dans l’entre-deux guerres.



Quelque part dans la matinée après le tumulte des aurores. Questionnement auprès d’un café, d’une clope à en faire pâlir mon haleine arhumatisée et d’un vieux clavier IBM aux clapotements desquels chaque touche émet une sonorité discordante.


UpgradeFict.doc


N’arrive toujours pas à croire que Laure soit morte. Et si. Et si je n’avais pas balancé ce maudit téléphone portable. Et si c’était Bokassa. Clotilde. Et si je l’appelais Laure. Et si tout ceci n’était. Ah ! Si je pouvais retrouver le sommeil, m’échapper vers le non-sens, tout oublier.

Mais quoi exactement ? Je ne sais même pas qui je suis. Bien qu’on me l’ait sans cesse répété. Tu es. Un point c’est tout. Oui j’ai su. Mais je ne veux plus le savoir. Je suis un condamné à mort. Contraint à une mort lente. Cela m’effraie de le savoir, de l’avoir écrit. Mon visage respire à peine. J’envie Laure pour ne pas avoir souffert de sa mort violente. On ne sent rien quand l’action se déroule en un millième de seconde. Tandis que moi. Vous arrive-t-il de supplier Dieu dans l’avion qui tombe à pic ?



Journée ensoleillée du court règne de février. La ville de province tire sa bouffée de gaz à effets de serre. M’y engouffre les doigts dans le nez, me retrouvant face à quelques touristes japonaises au look plus qu’improbable, toutes affolées de ne pas retrouver le guide. Lorsque j’entends taper des mains, derrière moi. Elles me foncent dessus, sourires ingénus des filles asiatiques. C’est qu’elle inspire la discipline Mme la guide dans son accoutrement austère. Il y a en elle un air de Jiang Qing, la baronne de Mao Zedong. Ou d’Helena Ceausescu si la tête de la pasionaria chinoise ne vous revient pas.

Rue de l’écuyère. Terrasses de café prises d’assaut par de jolis jeunes gens affichant un optimisme exagéré derrière des postures élégamment paresseuses de rock star. Bokassa se prélasse entre deux blondies dont l’une mate toutes les filles et les garçons de son âge tout en se caressant maladroitement les cheveux et l’autre feuillette à vol d’oiseau Hell de Lolita Pille. À la gauche de cette dernière, un type sirote un cocktail savant mélange. Il a le charme d’un bellâtre de type oriental, un peu comme ce chanteur turc qui a fait un tabac dans les boîtes de nuit de France et de Navarre à la fin des années 90. Nous nous saluons. Courtoisement. Imaginez deux beys qui vont partager un raki ensemble. Image d’Épinal bien sûr car je sens qu’il n’a pas tellement envie de me voir dans le coin. À cause du livre posé sur la table, l’arme de l’élégant, qu’il a tourné vers moi avec empressement : Venus érotica d’Anais Nin. La séduction n’a décidément pas d’heure précise.

Je m’attends à me faire insulter par Bokassa. Chez Ghislaine, je l’avais abandonné pour une plaque chauffante. Je ne l’ai pas revu depuis. Bien qu’il me tance de l’œil droit, ce qui a le don de me faire rougir, il a l’air heureux, bien dans sa peau. Et cette question surprenante :

-- Le siècle serait-il Amour ?

-- Le comble de l’amour ne serait-il pas le signe avant-coureur de notre propre destruction ?, que je réponds du tac au tac, mais sans réelle conviction.

-- Tu es bien trop pessimiste mon vieux.

-- Un pessimiste éclairé comme tu t’étais défini un soir.

-- L’ancien temps est mort. Il faut agir ! C’est le seul remède contre les ruminations de l’instinct.

-- Ah ! Et Ghislaine ?

-- Nous avons signé l’armistice. Au final, ce psy-conflit m’a ouvert les yeux. Les acteurs étaient vraiment très bons.

-- Une guerre propre qui n’a fait aucune victime en fin de compte.

-- Alléluia !!!

Levons nos verres et buvons à la santé de la réconciliation et du grand bond en avant. Aigreurs à l’estomac.

-- Comment va ta plaque chauffante ?, qu’il me balance brusquement sur le ton de celui pour qui la curiosité n’est pas un vilain défaut.

-- C’était une excuse pour partir.

-- Ça je le savais. C’était quoi alors ?

-- Pas tellement envie d’en parler.

-- Je vois.

-- Quoi ?

-- L’homme secret qui contrôle ses allées et venues mentales, ce refus catégorique de ce qui doit être lâché sur la place publique. Tu aurais fait un bon sujet britannique.


Secret. Qualificatif qui revient souvent. Synonyme : cachottier. Pudique serait plus adapté. D’autres avanceront puritain, ceux qui gueulent haut et fort avoir déniché le trésor enfoui dans d’authentiques cervelles, les fondamentalistes de l’analyse et du sens, ceux à qui j’ai avancé les origines protestantes de mon père. Mais c’est vite oublier ma mère, une catholique sincère, convaincue du pouvoir spirituel et temporel de Rome. C’est elle qui m’a formaté –- je ne lui en veux d’ailleurs pas, c’est bien plus agréable qu’un dressage de type marxiste-léniniste -–, qui m’a parlé pour la première fois de Dieu, d’Adam et Eve, d’Abel et Cain, d’Abraham, de Noé, de Marie, de Jésus, de Ponce Pilate, du prêtre nantais qui enseignait la civilisation universelle dans la colonie. Je me souviens qu’à cette époque, au milieu des années 80, nous avions acquis notre premier magnétoscope, une Akaï gris métallisé, objet qui, précisément, devait servir à l’étude pratique afin de saisir les us et coutumes du peuple de Judée. Rien de plus approprié que les grandes fresques de Cécil B. DeMille -- Ben Hur, les dix commandements --, la Bible interprétée par le légendaire Charlton Heston, le héros d’aventure auquel je m’identifiais et dont le visage restera à jamais attaché à celui de Moïse, lequel, je l’ai appris par la suite, n’aurait pas été l’auteur de sa propre légende. D’ailleurs, qui était-il en vérité, lui-même, le premier du recensement, l’Éternel, Charlton Heston, une œuvre d’avant-garde au destin impensable ? Parce que plus de deux millénaires de règne et de bagarres, faisant couler autant d’encre et de sang, qui aurait pu engendrer le plus grand fleuve du monde si le miracle existait, cela appelle le respect. Seulement voilà. Un beau jour de 1989, Dieu a décampé. Enfin, c’est ce que j’ai voulu croire. Faire croire. C’est qu’on ne vire pas avec deux trois coups de tête le vieil homme à la barbe blanche, le patron siégeant confortablement dans mon cockpit. Dix ans après, je lui jurais toujours fidélité avant d’avaler mon riz et mes saucisses rougail, ce qui me mettait dans une rage terrible. Me suis dit que je n’avais pas de race. J’étais le larbin de l’universel et suffoquais coûte que coûte devant mon impuissance à lutter contre ce qu’il faut bien nommer l’éducation religieuse. Et puis il y a eu cette soirée devant la télé. Des missionnaires évangélistes avaient déclaré la guerre aux ancêtres d’un peuple perdu de Papouasie-Nouvelle-Guinée, lesquels n’avaient pas enseigné à leurs brebis la notion de péché, cause de l’éternel recommencement d’une existence sans fin. Le prétexte était tout trouvé. Je vais leur en foutre moi du paradis à toute cette racaille qui croit dur comme fer que l’homme a été crée à l’image de Dieu et non le contraire. Mais je ne pouvais rien : ils étaient sous la protection de l’écran. Et j’aimais bien trop ma télé pour en venir aux mains.


Une eurasienne nous glisse un sourire. Elle porte un T-shirt noir à l’effigie de Trisomie 21. Son regard aliénant m’invite à parcourir d’autres cieux. Lorsqu’.

Elle l’embrasse.

Bokassa pose en vainqueur. Il a cette fierté des hommes qui ont foi en la reconnaissance sociale. C’est que la ville n’est pas très grande, voyez-vous.

-- Kim, je te présente Zack.

-- Salut. Tu ne serais pas sur facebook ?, qu’elle me demande tout en allumant une cigarette tout en commandant un café tout en saluant une copine laquelle lâche son mail à un type dont les amis s’impatientent parce que le temps presse.

-- Mmm. Tu dois être Modern Girl.

-- Ouaip !, elle cherche je ne sais quoi dans son sac.

-- Visiblement, vous êtes tous les uns les autres les cobayes de cette foutue entreprise de fichage.

-- Et alors, je fais ce que je veux moi. Tu n’as pas envie de nous rejoindre ? Je t’écrirai plein de mots d’amour.

-- Chuis pas un enragé de l’exhibition. Heu… T’as vu quoi d’intéressant sur la page de monsieur ?

-- Des films que je ne connais pas. Des auteurs que je ne connais pas. Des poèmes… Pas compris grand chose à ce que tu écris. Je la trouve de plus en plus antipathique.

-- Je ne suis pas poète. La poésie, c’est le verbe de ceux qui n’ont plus rien à dire !

-- Alléluia !!!

-- Qu’est-ce que t’es alors au juste ?, qu’elle me demande sèchement en réaction à ma vanité.

-- Je ne sais pas… peut-être un type qui se rend compte qu’il faut se passer des rêves.

-- C’est idiot ce que tu dis !, elle fixe l’écran de son téléphone portable.

-- Monsieur a besoin de bouffer, chérie.

-- Ça n’est pas une raison, à moins que tu préfères finir en usine à tricoter du métal.

-- Avec toutes ces usines qui ferment, c’est peu probable. D’ailleurs, ce serait plutôt la grande misère qui nous attend, lorsque viendra la guerre, nucléaire, bactériologique, la destruction, une fucking kill party. Mais en attendant, je chie un nouveau projet.

-- Intéressant… De quoi ça parle ?, elle est soudainement moins distante, plus amicale. Ma réplique, tendue comme les coups de gratte de Mick Jones, ne lui a probablement pas déplu.

-- Chais pas. Je connais juste le prénom de mon personnage.

-- Ne s’appellerait-il pas Zack ?, Bokassa me cligne de l’œil.

-- Non, c’est une femme.

-- Ah !

-- Un nouveau projet comme je l’ai dit, une œuvre beaucoup plus ambitieuse. De l’uchronie !

-- What !, Kim a les yeux qui brillent, elle est foudroyée par la modernité du mot uchronie qu’elle a perdu son français.

-- Supposons que Mussolini ait capturé et pendu Hitler après que ce dernier, pris de panique devant la débâcle de Stalingrad, a retourné sa veste en contractant une alliance avec les Etats-Unis et ses alliés. Il aurait gagné la guerre et aurait ainsi reconstitué l’Empire romain. Benito roi du monde en 1945. Je vous laisse imaginer la suite.

-- Ben… ça donne Berlusconi, hé hé hé. Les tentations du contre-factuel falsifiées par Dieu l’Histoire.

-- Ouaip ! C’est pas un peu démodé tout ça !

-- Avec le pastis, il suppose tout le temps. C’est son effet kiss cool ! Rien ne peut l’atteindre, pas même la mode.

-- Très drôle !

-- Kim, tu lis quoi ?

-- Moi j’aime bien les romans qui ne soient pas des pavés, qui soient speed, qu’on lit d’un trait. J’aime bien les auteurs qui parlent d’eux, de leurs expériences sur fond de sex, drug and rock’n’roll, tout ce que l’école ne m’a jamais enseigné.

-- Il y a les juges suprêmes qui veillent aux grains. Alors de la drogue et de la débauche dans la littérature, en voilà une belle idée. Même le célèbrissime mignonne allons voir si la rose de Ronsard est dans le collimateur de certains, une ode contre les vieux paraît-il.

-- Ronsard… pas un peu niais celui-là ?

-- Chérie, ce n’est pas bien de plaisanter avec le patrimoine culturel de la France. Et je trouve qu’il a écrit un fort joli poème sur le cannabis.

-- Ce n’est pas bien… ce n’est pas bien… fuck you !, elle le fusille d’un regard animal.

-- Je l’imagine bien écrire sur la semence qui a fait naître la terre de France, mon intervention ne vaut que par mon besoin urgent de contredire… et veuillez excuser la pédanterie.

-- Interprète-le comme tu veux. Moi j’y ai vu la plante interdite.

-- Comme d’autres sont convaincus que Djihad se confond avec Guerre Sainte. L’interprétation comme moyen de révolte.

Long silence. Rechercher des réactions. En vain. Tout le monde s’en fout. Ils ont d’autre chat à fouetter en ce mois de février hormonal à tout-va.

-- Quelque chose qui va pas ?, elle a un petit sourire au coin des lèvres.

-- Heu… Disons qu’avec les temps qui courent, mieux vaut peser l’emploi de certains mots, Bokassa chuchote comme s’il avait peur d’être jugé. Ce besoin de reconnaissance sociale je suppose

-- Comme quoi ?, je gueule.

-- Fachos… antisémite… sionisme… arabe… djihad… tous ces mots et slogans que nous récitons comme des refrains de chanson, qui étiquettent et qui nous identifient en même temps, un piège à con, notez que notre ami Bokassa chuchote toujours.

-- Et noir ?, un peu d’humour pour détendre l’ambiance.

-- Faut dire black, c’est plus glamour. Bokassa change de ton, il peut se le permettre, c’est son domaine particulier.

-- Le black est un noir qui plaît aux blanches. Elle lui prend la langue pour bien montrer qu'elle appartient à la génération qui vous dit merde.

-- Un negro-traître !, je tente un sourire mais ils ne sont plus là.

Elle le prend dans ses bras, caresse ses cheveux crépus comme s’il s’agissait d’un trophée. J’en profite pour déguerpir, croisant au passage trois étudiantes, dont l’une est probablement américaine -– il suffit d’observer le mouvement des lèvres pour en saisir la provenance… à quelques erreurs près --, entrer dans le bar avec ce mélange d’insouciance et d’arrogance qui ferait pâlir n’importe quel trentenaire dont la réalité est désormais une chose à prendre avec sérieux. Ce sont les caractéristiques du vieillissement, que Bokassa m’avait autrefois balancé à la figure. Le séducteur, qui s’est pris un râteau tandis que nous supposions -– l’une lui ayant déplu parce qu’elle ne lisait pas et l’autre lui ayant signifié qu’Anaïs Nin était morte --, retrouve de nouveau l’ardeur du soldat qui a perdu une bataille mais non pas la guerre. Il fait mine de lire avec beaucoup de sérieux, un peu comme ces vieux intellos de comptoir pour qui la vie est un catalogue de citations. En vain -- l’ennemie n’ayant pas daigné répondre à l’appel du close combat.




Une Dj spécialement venue de Londres pour animer la soirée 80’s au Shari Vari dans une ambiance survoltée. Foultitude dans la chaleur suffocante dont quelques musiciens de l’underground local. Parade, séduction et distribution de flyers pour événements à venir.

La ville a retrouvé une certaine frénésie qui avait tant manqué dans les années 90, impression qui m’a été confirmé par un ami qui était allé chercher de l’oxygène ailleurs avant de faire le chemin inverse.

Parvenir jusqu’au bar est une rude épreuve, surtout si les mouvements désordonnés de la foule vous effrayent. Puis il faut commander, ce qui est une autre paire de manche. Essaim de soiffards les doigts levés vers les serveuses.

Affluence sur la piste de danse. Des plus jeunes aux quarantenaires nostalgiques -- en chœur <<


I was there in the back stage

When the first light came around


Round d’observation en quelques clichés tandis que je sirote un pastis.

Mouvements synchronisés. Pas disciplinés. Frôlement des corps. Étreintes quelquefois -- sourires qui en disent long pour un after coquin --, puis. La Dj de Londres. D’une excentricité redoutable. Au pays des frogs. Affublée d’un masque. D’un masque à oxygène. D’une beskozirka. De Sébastopol. Mourmansk. Vladivostok. Rayons lasers tout autour. De. D’elle. Des machines. De l’imagerie. Cyber technology Ltd. Post-civilisation. Post-monde. Post-trauma. Post. Fumigènes. Beat after beat. « Hey !!! »

Tout droit sortie d’un film de la blaxploitation -- en plein centre. Que tout le monde mate. Que tout le monde dévisage. Que tous admirent. La coordination parfaite entre ses yeux sa bouche son cou ses bras ses mains son index son ventre ses hanches ses jambes ses chevilles ses pieds. Jamais vu danseuse pareille de ma vie. Je vide mon verre sans m’en rendre compte. « Hey !!! »

Elle se tourne vers moi, s’avance, tout en souplesse, sous les regards abondants, éclipsant du même coup la Dj de Londres. Ai toujours détesté ce genre de représentation, de la main tendue qui vous invite, « toujours aussi raide que la statue de sel » qu’une amie m’avait fait remarquer lors d’une soirée de soutien au président R. chassé du pouvoir par un autre bellâtre également sauveur de la nation, ce dont j’avais rétorqué par « I am the statik dancin’ », la référence au groupe post-punk israélien n’alliant que la mauvaise foi. Elle avait ri (je ne savais pas y faire) « Hey !!! »

Son regard câlin, ses mains baladeuses, ses converse recherchant quelque point d’ancrage, ses petits seins que censurait son cuir noir bardé de badges à l’effigie d’obscurs groupes cold des années Thatcher, le tout engendrant une composition d’un style absolu que n’auraient désavoué ni Charpentier, ni James Brown, ni Ian Curtis, et moi qui retombais dans l’hérésie à la vision de ces postures rayonnantes qui m’avaient tant ébloui un mois plus tôt.

Lui administre mon sourire protocole.

-- Bonsoir Clotilde.

-- Hey !!! Hello Zack, would you have me dancing ?

-- Out of nowhere ? Ah oui, après la tuerie post-punk de la division, la dj lâche Avalon de Roxy Music non sans mécontenter les aficionados du beat… et moi avec. C’est comme si tout avait été planifié, le cadre, les figurants, leurs attentes… et Elle, que je croyais définitivement sortie de mon cockpit cérébral.


La vie est une perpétuelle mise en scène pour Clotilde. Je l’avais compris ce soir-là quand elle m’avait annoncé la mort de Laure, événement qu’elle me vendait sans remords, le fait divers qui faisait sensation. Je lui avais rétorqué que ne pas donner de nouvelles ne signifiait rien du tout. « Peut-être a-t-elle tout simplement eu besoin de prendre l’air ailleurs qu’ici sans devoir rendre des comptes à qui que ce soit. Ce sont des choses qui se passent souvent bien que nous ayons du mal à l’accepter : nous vivons continuellement dans la peur de manquer. » J’ai lu la déception sur son visage. Mais je n’avais pas d’autres choix. Non pas que je sois un négationniste absolu, la bête de foire souriant sardonique à enrager le verbe glorieux de l’interlocutrice, laquelle avait défini les modalités de son discours tout au long du trajet qu’elle prétendait semé d’embûches. Disons que le tragique m’emmerde et je ne désirais pas l’encourager sur ce terrain. Un truc de famille, je m’étais dit, son père qui m’avait gravement scruté de l’œil, Laure qui avait foutu le camp, Clotilde qui érigeait l’ensemble au titre de drame national. Je ne voulais pas être le complice de l’arme automatique qui m’offrirait le beau spectacle de sa cervelle éclatée.


Je ne sais pas comment me débarrasser d’elle. Tous ces regards indiscrets, dans l’attente du dénouement heureux -- les happy end sont plutôt porteurs d’espoir en ce millénaire avide d’histoire palpitante. Me suis rendu compte de ça quand j’avais proposé à Ghislaine et Dragan d’aller au cinéma voir un film qui raconte les vicissitudes de sans-papiers kurdes dans je ne sais plus quel pays. Tu ne préfèrerais pas voir le Che ?, qu’ils m’avaient supplié.

Et voilà que tous clapent des mains : une nouvelle venue dans la bande-son, Planet earth. Serait-il question d’héroïsme ce soir ? J’angoisse terriblement à l’idée d’être le héros glamour censé emballer l’héroïne après deux trois feintes de corps, bouts de chair enchaînés à la suite. Mais le temps avance, irréversible. M’improvise smart & arty & totally underground. La modernité n’est après tout qu’un mécanisme de défense. Finalement -– il était temps mon coco qu’elle doit penser -- je lui tends une main tremblante, indécise, à deux doigts de se retirer, à cause de l’humiliation suprême qui m’attend au tournant : car si je refuse… Et puis le miracle. Parce qu’à force d’attendre, le public en a eu marre, lassitude qui n’a pas échappé à la Dj de Londres. Changement de ton aussitôt. New Model Army. I believe in justice. Je partage le point de vue. Exaltation de La foultitude. Démocratie participative on the dancefloor. Clotilde fait la grimace. Et moi je respire.

Pourtant.

Ce non-événement ne me réjouit pas plus que ça. Peut-être aurais-je voulu danser comme un Dieu sous les acclamations de tous. L’assassiner au beau milieu du spectacle rêvé. Et c’est bien là le problème. De ne pas y avoir cru. De m’être contrôlé. Persuadé que je ne faisais pas le poids, que j’en sortirais perdant. Et ce n’est pas le jaune qui va me remettre d’aplomb. Mon verre est vide, à sec, le mirage démantelé en son sein. Défaitiste jusqu’aux bouts des ongles. Exit !

Lorsque je me retrouve nez à nez avec une bande en fuite dans la rue Ganterie. « Casse-toi ou on te nique ! », me gueule l’un d’eux, un sacré gaillard foutrement arrogant. « T’as pas dix euros ? », qu’un autre tout aussi insolent me lâche –- il tient un couteau en joue dans sa main droite. Ses copains, dont certains sont loin devant, reviennent vers nous avec des airs de petits branleurs des quartiers louches de Lagos ou de Monrovia. Des images défilent dans ma tête, ma mère, mon père, mes frères, mon enfance, l’immeuble en brique rouge, l’exil, le lycée Corneille, l’internat, des visages de mort, Dieu, Clotilde dansant avec un type, une fille, Laure, le sombre corridor du Shari Vari, les clients et leurs cigarettes, le vacarme de la rue Saint Nicolas, la rue des carmes, et… moi, seul au milieu de la rue, intact, une main tendue vers l’avant, comme si j’offrais un objet à une personne invisible.

C’est en pénétrant la Place du 19 Avril 1944 que je me rends compte qu’il me manque quelque chose. Mon portefeuille. Tout me revient maintenant, ces types qui voulaient me faire la peau, qui voulaient mon fric. Et je leur ai donné mon portefeuille… un portefeuille vide, ce qui me fait vaguement sourire. Je suis bel et bien vivant.




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DEVENEZ DES IDOLES


Choisissez votre cobaye parmi les 5 finalistes.

JOUEZ.

VOTEZ.


COB IS/RG)

COB MK/RG)

COB YY/RG]

COB TC/RD]

COB VS/RD)


Bip Bip Bip. Lancement des caméras dans cinq minutes. Ce qui me laisse peu de temps pour planquer le livre. M’asperge le visage d’eau froide, ne donner aucun élément qui pourrait trahir quelque sentiment trouble. Face au miroir de la salle de bain : portrait robot d’une citoyenne lambda.

Installation de la machine à évaluer votre intelligence, un appareil high tech de fabrication chinoise à partir duquel vous devez répondre à des questions de suites logiques et de connaissance générale. Le bouton aussitôt enclenché sur On, une voix monolithique mais enchanteresse vous accueille : « pour votre confort et pour votre sécurité, vous devez respecter les consignes ». Je m’y emploie religieusement. Comme tous les individus qui rêvent un jour de voir changer leur statut en celui d’Idole. UN ESPRIT SAIN DANS UN CORPS PARFAIT, slogan digital s’affichant sur le cadran anthracite qui me fait face. Je me lance à corps défendant dans l’aventure. Gymnastique mentale sous l’œil compétiteur du coach du BLOC 54 et de douze juges appartenant tous à la fondation LÉONARD. C’est à eux que revient la décision finale. Sur le cadran, les chiffres et les unités de mesure. Évaluer, dévaluer. Puis de nouveau le slogan, couleur plus agressive. VOUS AVEZ FRANCHI UNE NOUVELLE ÉTAPE. Je ne me souviens pas qu’on ait un jour voté pour moi.


Le PARTISAN vous souhaite le bonjour.


ET N’OUBLIEZ PAS QUE LES HONNEURS APPARTIENNENT À CEUX QUI SE LÈVENT TÔT.


Après le second Bip — le premier sonne l’arrêt de la source Audio, la vidéo continuant à enregistrer —, je m’effondre dans mon lit. Sentiment de culpabilité, de rage, d’avoir été réprimandée par la voix monolithique : « vous devez redoubler d’effort ». Mais à peine le temps de sombrer dans le rêve, qu’un Bip message m’en sort illico. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.


Lettre de convocation à l’adresse de la milicienne Viviane


Vous êtes priée de vous présenter au BLOC 1 à 9h30.


LE PARTISAN est à votre service




A SUIVRE