mercredi, septembre 23, 2009

[Episode 5]

L’espion électronique en mode connexion. Je ressens une vive douleur dans l’entrejambe. C’est le signal du triste retour à la civilisation.



C’était une soirée presque réussie. Je dis presque parce que vous ne savez pas tout.

Lorsque je suis sortie du véhicule, le passager avant, un type n’alignant pas plus de deux mots à la suite, m’enleva le bandeau qui m’avait accompagnée durant presque une heure de trajet. Devant moi, il y avait un homme en costume blanc et derrière lui un magnifique manoir. Le chauffeur et le passager avant le saluèrent brièvement. L’homme leur donna de l’argent et leur dit d’aller s’amuser dans les lieux de convivialité du bourg qui se situe à 10km du manoir. Rendez-vous était pris pour le lendemain à dix heures.

L’homme me fit introduire dans la demeure. Sans un mot. Tout portait à croire qu’il était un homme de main, un valet. Dans la salle d’entrée, il y avait pas mal de tableaux accrochés aux murs. Des portraits d’hommes et de femmes d’une autre époque. L’intuition qu’ils appartenaient à la catégorie des gens puissants. Puis il m’emmena dans une autre pièce, plus grande. Un énorme lustre de cristal nous y accueillit. Ainsi que des tableaux très différents de ceux aperçus précédemment. Plus abstraits. On aurait dit des dessins d’enfants. Ensuite, il me conduisit vers une nouvelle pièce. Pourquoi m’imposait-il la vue de la luxueuse garde-robe appartenant probablement à l’épouse de son chef. « Le maître veut que vous soyez belle ce soir. Vous avez tout ce dont vous désirer ici, robes, lingerie fine, cosmétiques. Le maître a un petit faible pour le rouge. Je reviens vous chercher dans une demi-heure et tachez de ne pas le décevoir. »

Le maître a un petit faible pour le rouge ?!

De retour dans la pièce principale. Seule avec un verre de champagne que je me suis servie pour ne pas avoir les mains vides. Je portais une longue robe rouge au décolleté affriolant et ne cessais de me regarder dans la glace pour savoir de quoi j’avais l’air dans mon déguisement. Une chose était sûre, je me trouvais belle, ce qui me surprenait et me terrifiait également. Dans la milice, la beauté constitue une arme de persuasion contre le mauvais citoyen. Plus vous êtes beau, plus votre pouvoir de coercition est manifeste. Rien à voir avec l’excellence de beauté vue sur les écrans, ces mannequins qui vous incitent à consommer du désir sexuel ; le sexe à la portée de tous, tel est le slogan de working body entertainment, un groupe autrefois américain qui avait été racheté par les russes deux ans après la fin de la guerre, le n°1 aujourd’hui sur le marché.

Je ne savais pas sur quel pied danser, car tout indiquait — le manoir, le champagne, la robe rouge — que ce ne serait pas l’entretien habituel. Je me suis resservie une coupe. L’ivresse m’ôterait toutes pensées contradictoires et m’éviterait tout dérapage. Parce que je n’avais pas le choix. Parce que je n’avais pas envie de me retrouver sur le front. Parce que je n’ai pas envie de mourir. Parce que j’avais le vertige de sensations nouvelles. L’effacement progressif du phantasme me procurait la joie d’être quelqu’un d’autre.

Devant la glace, je commençais à saisir la signification du mot plaire. Je me plaisais. Oui, j’étais belle et je me plaisais.

Malgré une troisième coupe bue d’un trait, je suis assaillie par le doute. Oui, après l’euphorie, le doute. Je sentais sa présence, caché depuis le début parmi les meubles, à m’observer, à étudier tous mes mouvements, mes gestes, à noter des chiffres complexes sur son mini-écran.

Il était là, je le sentais — perdre confiance est une invitation au suicide sans la volonté. À cause de l’espoir. Ce tortionnaire peu enclin à sortir de la carapace en feu et à sang, qui espère encore l’aveu des morts.

« Je suis son cobaye »

Progression de pas lents dans la salle d’entrée d’une précision chirurgicale. L’attention des dignitaires en opposition avec les comportements empressés de la plèbe. Deux mondes différents.

Répétition mentale : « je suis belle et je plais »

Effectivement. Il a marqué une pause avant de s’élancer vers moi d’un pas rapide comme s’il ne maîtrisait plus ses pulsions.

Il me fit le baisemain et s’exclama : « Princesse ! Vous êtes la plus belle des femmes ! » J’étais profondément troublée. À quoi rimait ce surnom de princesse ! Et que pouvait bien signifier la plus belle des femmes. Les miliciens sont une catégorie hors genre. Nous n’avons pas le privilège des autres. Qualification qui m’a valu une réaction totalement inconnue jusqu’alors, une réaction automatique d’autodéfense que j’ai aussitôt traduit par : charme, désir, coquetterie, séduction, ces mots irréels que l’on entend systématiquement sur tous les écrans et qui me faisaient saliver d’envie — quand l’âme et le corps ne sont pas au rendez-vous de l’équilibre, l’Être ne connaît pas le conflit mais seulement l’obéissance aux pulsions domptées par la logique des maîtres. De la théorie je passais à la pratique dans un contexte qui frisait l’absurde : nous avions interverti l’ordre des choses.

Les citoyens des catégories supérieures possèdent la grâce et la beauté. Ils ne subissent pas cette pression constante qu’endurent les catégories inférieures, chez qui la lutte est indissociable de la vie, faisant de la violence verbale et physique une norme. Nous avons la haine des autres, mais surtout de soi. Sinon, nous aurions déjà fait la révolution, pris la place de l’élite. Après tout, nous avons l’avantage du nombre. Or la vue de nos semblables ne peut qu’évoquer la consternation face à l’image de ce corps infâme qui se profile devant nous, cette image indécente de machine rouillée que le miroir nous renvoie en pleine figure, cette représentation des vaincus. Ainsi nos espoirs résident dans ce slogan : un esprit sain dans un corps parfait.

Il représentait le bonheur monde : odeur agréable, voix protectrice, parole maîtrisée, chaleur corporelle. Et un visage d’une incroyable beauté. Mais il y avait une fausse note. L’apparence. Elle ne correspondait pas à la réalité, au présent. À l’écran, c’était un autre homme. Il me rendait folle.

Il me tendit un paquet. Son visage était celui d’un enfant qui veut créer une belle surprise à sa maman.

« Princesse, je vous ai apporté un cadeau. »

C’était une paire de talons aiguilles, de la même couleur que la robe, d’un rouge éclatant. Je remarquais que je portais des ballerines noires. Je les avais choisies pour leur discrétion. Je ne voulais pas qu’il vît les pieds d’une milicienne, des pieds déformés par les longues marches nocturnes, tout le contraire de ceux qu’on nous présentait à l’écran, qui avaient été retouchés afin d’en accroître la grâce — Le bonheur parfait se trouve chez Bérénice L. (créatrice de mode agrée Art Nouveau) C’était une faute de goût à en croire son rictus, et moi je me rendais compte que je n’avais pas respecté les consignes, les désirs du maître. Ce n’était bien évidemment pas volontaire.

« Elles vous iront à merveille, princesse ! »

J’allais retourner dans la petite pièce mais il m’a retenue.

« Faites-le devant moi ! »

Je suis belle et je plais.

Je suis belle et je plais que je ne cessais de répéter, ce qui annihila toute résistance de ma part. Je soutenais son regard, lui faisais les yeux doux. Il observait toute la scène avec un énorme appétit, me rappelant le visage des patients du centre d’aide psychologique qui avaient le ventre creux.

Mes doigts de pieds se relâchèrent et se substituèrent à mes yeux. Je m’amusais à les mouvoir librement avant de les engouffrer dans les entrelacs de cuir rouge, puis de les ressortir comme si leur état sauvage interdisait toute domestication. Puis je les remettais avec attention et tact dans la prison dorée afin de calmer ses palpitations. Je ne voulais pas le vaincre. Je ne voulais pas qu’il s’imagine des choses du genre celle-là elle se prend pour une vraie princesse.

Il me retourna dans tous les sens avant de s’apercevoir qu’il manquait quelque chose, un peu comme un peintre devant une toile sur le point d’être achevée. En quête de la touche finale. Et il savait exactement quoi. Lorsqu’il revint de la pièce d’où on m’avait transformée en princesse, il me fit asseoir, libéra mes pieds de la toile et entreprit de me vernir les ongles. Ses mains tremblaient. Les mains de l’édificateur. Ce qui était plutôt surprenant. En même temps, son désir vacillait au contact de la chair. Je lui pris le pinceau des mains, posa mon pied droit sur son genou gauche avec majesté. Comme on écraserait une cigarette. Il matait avidement tout en s’imposant de ne pas les toucher, ce qui me fit perdre pied. Façon de parler bien évidemment puisque je sentais que je maîtrisais la situation. Le phantasme lui procurait une incroyable libido. Tout le contraire de la dynamique matérialiste prônée par LÉONARD.

J’étais la maîtresse… pour quelques heures seulement.

Il me prit la main et m’entraîna au milieu de la pièce. Il m’examina, sa création, son chef-d’œuvre, des pieds à la tête, de la tête aux pieds, se prenait pour le génial protecteur de tout ce qui est beau.

Il mit un disque. Pas de panique Viviane, tu es belle et tu plais.

Tout se fit très naturellement. Main gauche posée sur l’épaule droite, l’autre dans la sienne. Je n’ai jamais dansé dans ma vie d’adulte et je succombais devant cette impression de légèreté.

— On aurait dit que vous aviez fait ça toute votre vie.

— Je me sens en sécurité auprès de vous, monsieur.

— Allons ! Arrêtez avec vos slogans et ne m’appelez pas monsieur ! Ici, vous êtes au cœur de la civilisation.

« Mais ce n’est pas ce que la civilisation nous ordonne ? Aboyer et se faire aboyer dessus ? Depuis quand la civilisation nous demande de rayer les slogans de la parole. Depuis quand la civilisation nous octroie, à nous la milice, du titre ridicule de prince ou de princesse, mais tellement sensuel venant de sa bouche. Que voulait-il dire exactement ? Me tendait-il un piège à vouloir m’introduire dans un monde merveilleux qui fermerait aussitôt ses portes pour en devenir sa prisonnière ? Mais dans quel but ? Ça n’a pas de sens ! Il n’avait nullement le regard calculateur de celui qui veut vous embarquer dans une histoire de trahison, celle du présent au profit du passé, et dont les conséquences seraient désastreuses. Pour moi. Non. Rien de tout cela. L’homme est un comédien, et il a besoin que je lui donne la réplique pour une raison bien précise. » J’ai répondu avec des yeux doux. Oui, je ferai tout ce que vous me demanderez car nous sommes au cœur de la civilisation.

— Mmm… Sinatra, c’est le monde de la magie. Vous sentez cette langueur ? Ça ne vous donne pas le vertige ? Mmm… écoutez… cette voix, ce tempo lent, l’infinie délicatesse des instruments à vent, l’appel de la trompette, ce bel endormi !

— Vous avez bon goût !, je sentais l’équilibre imparfait entre le naturel du corps et les hésitations de l’esprit, décalage qui pourrait me valoir des ennuis. J’aurais dû contester, faire l’éloge des artistes de la Zato et non lui signifier son bon goût pour ce qui est étranger à l’Art nouveau. Seulement il y avait entre nous ce mot civilisation qui rendait les choses difficiles. J’optais donc pour le funambule sur la corde raide qui considère l’abîme avec des yeux partagés entre la détermination et la peur.

— Sinatra me fait penser à l’atmosphère qui règne dans le roman d’Aline Lefèbvre, la ville aux mille lumières. Vous l’avez lu ?

— Et relu.

Il s’arrêta net de danser, me fixa droit dans les yeux et alla chercher quelque chose. Qu’est-ce que j’avais bien pu dire d’offensant. Je ne saisissais plus très bien la frontière que nous avions tracée. Lorsqu’il revint, il me tendit un livre. J’ai retenu mon souffle.

— Vous ne vous sentez pas bien ?, la satisfaction se lisait sur son visage et accentua mon malaise.

— Oui… tout va bien. Je n’ai pas l’habitude du champagne.

La séduction passait par la manipulation de l’objet rare. Je le tripotais sans jamais lui montrer le moindre signe de faiblesse. Je ne devais pas succomber. Fallait sauver la face.

Ce n’était pas un livre anodin. Lui aussi portait les stigmates du passé, tout comme la demeure, les tableaux, la musique, les talons aiguilles, la robe, le rouge (couleur interdite parce que connotée à la violence), l’homme… le livre que j’avais reçu et à la première page duquel était mentionné : ce livre raconte un passé proche, celui d’une ville où tout a débuté, les chroniques d’un énergumène d’avant la faille qui plongea le monde dans un trou noir. Encore une fois, quel était le but de tout ça ? Et pourquoi ce sourire satisfait. Se doutait-il de quelque chose ?

Car ce livre était la réplique exacte de celui que je suis en train de lire : rouen, la ville au bord du suicide. À une différence près, il n’y avait que des pages blanches. Pas la moindre trace d’encre.

Toutes ces frontières m’embrouillaient la vue. Ce qui me paraissait simple au début se compliquait au fur et à mesure que les règles de bienséance se substituaient au naturel des pulsions. La comédie devenait réalité.

— Vous l’aimez ? Si vous voulez, je peux vous l’offrir.

— Je ne voudrais pas…

— Mais si… prenez-le, en souvenir de cette merveilleuse soirée. Vous verrez, il vous sera d’une grande utilité dans les années à venir.

— Il n’y a rien d’écrit dedans !

— Ses pages ne seront pas éternellement vierges.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous savez très bien ce que je veux dire. Tout à l’heure, votre réaction ne m’a pas échappé. Vous aviez le visage de la Reine qui cherche à cacher son amant mais également son assassin alors que se pointe un haut personnage du royaume. Vous connaissez Jean Cocteau ?

— Non.

— Je crois que vous avez bien des choses à apprendre.

Son sourire malicieux sous-entendait quelque chose, mais je ne savais pas quoi exactement. Cocteau, j’en avais entendu parler par un collègue milicien féru de littérature, lequel voulait être écrivain. Mais quand son père s’en était rendu compte, il l’avait sévèrement puni en l’envoyant travailler chez LÉONARD. « Les mots et tes manières de dandy ne nous feront jamais bouffer ! », qu’il lui avait balancé à la figure. Mon collègue détestait par-dessus tout ces écrivains inféodés à l’Art nouveau, ces écrivaillons à la botte de la Zato, qu’il disait, ces gens qui n’éprouvent aucune honte à participer à la destruction de l’œuvre des maîtres, ces gens qui étaient installés au premier rang pour suivre le terrible spectacle de l’autodafé. Il me parlait souvent des auteurs du temps passé et m’avait avoué qu’il écrivait une pièce de théâtre en cachette. C’est comme ça que j’ai su qui était Cocteau.

Je ne pouvais donc que nier. Pourtant j’aurais voulu connaître l’histoire de la Reine et de son amant et à la fois assassin. Je sentais que c’était la clé de l’intrigue. Sauf que mon collègue se trouve sur le front et j’ignore s’il est encore vivant. Quant à l’homme…

— Nous nous occuperons de tout cela plus tard. Si ma princesse veut bien me suivre.

Il m’introduisit dans une nouvelle pièce. Une chambre à coucher. Des odeurs enivrantes de miel, d’orange et de jasmin. Du rouge partout. La lumière tamisée employait à rendre l’ensemble d’une incroyable sensualité. Je me regardai à nouveau dans la glace (oui, il y avait des miroirs partout) Je ne m’en lassai pas de me voir. Surexposition écarlate. Une vraie reine de beauté, qu’il a ajouté. J’ai eu envie de rire. Puis j’ai observé les tableaux. Ou plutôt des photos encadrées. Des portraits d’hommes et de femmes de l’Ancien temps. Ils avaient l’air à la fois heureux et fatigués, à l’exception d’un homme enragé en costume militaire, le poing droit en avant.

« Ah ! Ils vous plaisent, n’est-ce pas ! Tous les visages que vous voyez sont des figures historiques qui ont lutté pour la paix et la prospérité. Le vieil homme souriant est Gandhi, un adepte de la non-violence. Ici, vous avez Aung San Suu Kyi, son alter ego au féminin. Là, vous avez George W. Bush, un dirigeant du feu Etat américain et pourfendeur du terrorisme à son époque. Derrière vous, il y a Bill Gates, un homme prospère qui mit sa fortune au service des pauvres. À sa droite, Margaret Thatcher, une grande dame qui a lutté pour la paix dans le monde. Ici, c’est Albert Einstein, le théoricien de la relativité mais surtout le premier scientifique à défendre la bombe atomique pour nous préserver de la guerre. Ah, j’aime beaucoup celui-ci, il est très différent des autres, n’est-ce pas. Observez-le, ce visage hargneux, ce poing viril. Il se trouve que le tout nouveau président du consortium en est le descendant direct. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de M. Alessandro Mussolini ? Tous les deux possèdent cet art de la bouffonnerie. Ce sont des comédiens nés. D’ailleurs, ne voyez-vous pas le chiffre 1 sur son bonnet militaire ? Incroyable destin, n’est-ce pas ? Tout comme celui du fondateur. Un excellent comédien dans sa jeunesse. Il avait battu les records de victoire aux jeux d’écran-réalité. Et avec les gains, il a bâti tout un empire. Un bel exemple de réussite, n’est-ce pas ?

« Ce qu’il y a de formidable, c’est que tous ces images sont la propriété de LÉONARD. Le fondateur avait compris qu’il devait se les accaparer, qu’ils ne tombent pas entre de mauvaises mains. L’histoire ne doit pas être de la propagande. C’est d’ailleurs la raison qui entraîna le fondateur à sélectionner les événements du passé. Non pas, comme l’affirment les terroristes, dans le but de l’occulter, mais à des fins de paix. Les gouvernants d’autrefois ne l’avaient pas compris, ce qui a causé leur propre destruction. Les Etats ne se faisaient plus entendre à cause de la popularisation des sources. Ainsi, il n’y avait plus une version officielle mais des. Et chacun prenait l’histoire à son compte. Tout le monde avait raison !

« Jusqu’au jour où un groupe d’activistes connu sous le nom de Global children against States spammèrent les sites les plus visités de l’époque, tels que myspace, facebook ou twitter, de messages de lutte. Contrer ce qu’ils appelaient le mensonge officiel. Les gouvernements tentèrent une riposte. Mais trop tard. Car en plus des spams, les terroristes avaient lancé l’opération upgrade the world, qui consista à planter le réseau informatique mondial par l’utilisation de virus mutants dernier cri, ce qui eut pour conséquence une déréglementation de l’économie à l’échelle planétaire, et donc une crise sans précédent. Ils avaient subi une attaque foudroyante. Certains États, très puissants à l’époque, disparurent purement et simplement de la carte géopolitique.

« Ah… Qui n’a pas entendu parler des Etats-Unis d’Amérique, la civilisation de l’époque. Il contrôlait une grande partie des ressources d’énergie mondiale. Seulement les activistes de tous bords leur menaient la vie dure. Ils étaient considérés comme une armée d’occupation. Malgré une puissante infrastructure militaire, tout allait de mal en pis. Ils se battaient contre un ennemi invisible.

« Et puis il y a eu le coup de grâce. Le virus venu de l’intérieur. Les fameux Global children against States. Le pays entra dans une ère de guerre civile, la seconde de leur éphémère histoire. L’État fédéral fut vaincu et le gouvernement s’exila à Terre-Neuve où ses membres formèrent un gouvernement d’Union nationale.

« Les activistes créèrent des comités du salut public dans chaque grande ville et commencèrent à mener la chasse aux sorcières. Ils exécutèrent dans les stades tous les suspects. C’était l’hystérie collective. Puis ils décidèrent d’exporter la lutte dans le monde, s’alliant avec d’autres activistes avec qui ils n’avaient d’ailleurs pas forcément les mêmes affinités sauf celle de lutter contre ceux qu’ils nommaient les impérialistes. Ces alliances factices incluaient entre autres les djihadistes, les anti-sionistes, les maoïstes indiens, le front anti-sécuritaire, les activistes anti-globaux, les fronts de libération du Turkménistan Oriental, du Tibet, du Kurdistan, les anti-modernes, les séparatistes flamands, et encore j’en oublie. Plusieurs États tombèrent entre leurs mains. Alors les consortiums eurasiatiques décidèrent de prendre les choses en main. Ils étaient conscients qu’ils ne devaient pas suivre le même sort que leurs associés américains.

« Le fondateur, encerclé dans son siège social parisien, prit la fuite en hélicoptère et installa son QG à Rouen. Paris tombait le lendemain à midi, ainsi que d’autres grandes villes européennes. Jean-Baptiste Léonard et Wolfgang Jodl, chacun à la tête des deux plus puissants consortiums d’Europe, menèrent avec leurs alliés russes et asiatiques une guerre sans merci contre les terroristes jusqu’à la prise de Shanghai. Le conflit dura sept mois.

« Les peuples ne pouvaient plus supporter la tyrannie des activistes, qui assassinaient femmes et enfants… et ils avaient faim. Des comités de résistance se sont donc mis en place un peu partout, sabotant les infrastructures ennemies. Cependant, nous avions conscience que les villes devaient être prises par nos forces armées afin de ne pas se laisser déborder comme ce fut le cas à Bombay où les résistants hindis nous devancèrent et proclamèrent sans consultation leur État. Nous ne pouvions évidemment pas accepter. Non seulement, cela représentait un danger pour les populations musulmanes, soit un nouveau risque de débordement, mais nous savions que le règne de l’État-nation était bel et bien terminé et que, désormais, c’était à nous d’écrire l’Histoire.

« Il a fallu reconstruire sur les ruines. Des villes entières furent rasées et laissées à l’abandon. Dont un bon nombre de capitales. À Paris, les derniers terroristes avaient tout fait sauter à l’arme chimique avant de prendre la fuite. D’autres comme Madrid, Prague, Damas et Bangkok subirent des attaques bactériologiques. Des zones contaminées. Des cités de l’histoire ancienne.

« Ah ! Je vous sens bien triste tout d’un coup, ma princesse ! Cela m’arrive parfois aussi. Je ne suis pas infaillible, vous savez. Dans ces cas-là, je me recueille ici pour trouver le réconfort auprès des icônes. Ils me donnent les ressources nécessaires pour ne pas désespérer. Ils m’encouragent dans la lutte qu’ils avaient commencée, la lutte pour la paix et la prospérité. Leurs pulsions de mort contre nos pulsions de vie. C’est pour cela que nous devons contrôler le futur. Regardez ce qui se passe à l’Est du continent américain, le peuple nous assiste dans le conflit qui nous oppose à ce qui reste des activistes du Global children against States. C’est formidable, n’est-ce pas ! D’ici peu de temps, nous aurons libéré l’Ouest et à nous la victoire ! Nous comptons sur votre génération pour cela. N’oubliez pas que le fondateur vous regarde. Nous sommes une grande famille, vous savez. »

Les dernières phrases me glacèrent le sang. Ainsi que son exposé. Très éloigné de ce que j’avais entendu raconter. Mais je n’étais qu’une petite fille. Fichue trouille qui me faisait perdre l’équilibre. Lorsqu’il me prit par la taille.

« Vous avez froid, ma princesse ? »





À SUIVRE…

mercredi, septembre 09, 2009

[Episode 4]

J’ai mis mon plus bel uniforme, une longue robe noire sur laquelle figurent trois médailles de l’ordre du mérite, obtenues pour service rendu à la Zato. J’avais apporté mon témoignage. Des membres de la famille de gens haut placés chez LÉONARD. Dans les trois cas, il y avait respectivement accusation de chantage, de harcèlement sexuel et d’abus de pouvoir. Des salariés. Un acte de courage exemplaire mais totalement suicidaire, les entraînant tous, aussitôt le procès perdu, à être incarcérés dans le centre d’aide psychologique d’Elbeuf-lès-Zato pour faux témoignages. J’ai retrouvé la trace de l’une d’entre eux sur l’écran de la Zato, dans l’émission citoyenne diffusée quotidiennement intitulée Des citoyens qui veulent s’en sortir. À ma grande surprise, elle paraissait en bonne santé, souriait naturellement devant la caméra. Parce que là-bas, ils vous réapprennent le respect des institutions, des droits et des devoirs du citoyen à coups de médicaments et de phrases lobotomisantes, que chacun répète comme un forcené devant les caméras. Flatter les écranspectateurs à tout prix qui pourraient les sortir de là. Un appel = une vie. Ceci ne concerne évidemment que les citoyens d’origine. Parce que les post-immigrés, eux, c’est autre chose. On ne les voit pas. On ne les mélange pas — la loi anti-métissage s’applique ici à la lettre. Ils sont parqués dans le centre de La Madeleine, le camp dans le camp, un site sous haute surveillance. Non pas qu’ils soient des monstres. Il faut les protéger contre la menace extérieure, les ennemis de la Zato, les terroristes qui ont refusé le plan sécurité et prospérité élaboré par le fondateur de LÉONARD et ses principaux alliés, la Weltgeist Group, la New Asia company for research and development et la New Russia fondation for prosperity, le pare-feu essentiel à la politique de paix globale.

Je suis reçue par une hôtesse au large sourire, au visage rose et à l’accent bien prononcé. Une citoyenne vraisemblablement d’origine. Elle me fait remplir le formulaire électronique d’identification. 30 secondes d’attente et la confirmation du bip sonore. Je suis bien Viviane. Post-immigrée. Deuxième génération. Milicienne. Résidant au REP/RD/76 -- BLOC 54 et j’ai effectivement rendez-vous aujourd’hui à 9h30 au BLOC 1. « Prenez le troisième ascenseur qui est à votre droite, citoyenne ! » Je la remercie tout en étant agréablement surprise de m’être entendue appeler citoyenne.

Au bout du couloir, un factionnaire de l’unité d’élite, la garde rapprochée des administrateurs du consortium, posté devant le troisième ascenseur. Je lui tends mon bras gauche qu’il inspecte avec un détecteur de puce électronique. De nouveau le bip sonore. Il m’observe de la tête aux pieds comme si je constituais une menace potentielle, puis visionne l’écran derrière moi. Je le vois saliver discrètement. No comment. Ces types ont tous les droits et moi je ne peux qu’approuver : le consentement fait partie du pacte — le droit à la coopération.



Pour votre confort et pour votre sécurité, veuillez respecter les consignes :



1°) Vous n’êtes pas autorisé à dépasser la limite de 6 personnes.

2°) Vous n’êtes pas autorisé à piloter l’ascenseur.

3°) Vous n’êtes pas autorisé à transporter des objets associés à la sécurité.

4°) Vous n’êtes pas autorisé à dialoguer avec le garde.

5°) Vous n’êtes pas autorisé à outrager la caméra de contrôle.

6°) Vous n’êtes pas autorisé à troubler l’ordre public.

7°) Vous n’êtes pas autorisé à sortir le premier.


Nous nous élevons vers une destination inconnue dans un silence pesant. Aucune indication si ce n’est le ronflement métallique de l’élévateur et l’odeur des corps en panne d’humeur. Qui vais-je rencontrer là-haut ? Ce n’est sûrement pas le garde qui va répondre. Lui, il est muet comme une carpe. Des managers généraux ? Certainement. Parce que les administrateurs, on ne les voit plus qu’à travers les écrans depuis que le fondateur de LÉONARD a été assassiné par un activiste du FAS — le Front anti-sécuritaire —, un groupuscule terroriste dont les partisans vivent en exil en Austrafrique.

Le garde m’entraîne à travers un labyrinthe de murs blancs et de chiffres. Des techniciens supérieurs circulent en toute hâte les yeux plongés sur de mini écrans portables. Tout ici respire la compétence, le mérite. L’étage est celui de ceux qui font leur besogne en costume blanc. L’ÉLITE.


Le fondateur de LÉONARD avait structuré la société en catégories. Au bas de l’échelle : les stériles. Ils sont parqués dans le BLOC 101, c’est-à-dire l’ancien centre industriel de la rive gauche. Comme ils ne sont pas autorisés à passer la frontière, ni nous à pénétrer la leur, personne ne sait exactement de quoi ils ont l’air. On y trouverait des vieillards, d’incurables malades mentaux, des déviants sexuels, d’anciens salariés n’ayant pas atteint les objectifs fixés, des individus qui ont refusé l’offre d’un emploi obligatoire, des artistes qui se sont opposés à la réglementation de l’Art Nouveau, des femmes et des hommes dénoncés par leur conjoint pour incapacité à procréer. Beaucoup seraient passés par le centre d’aide psychologique, décrocher une seconde chance dans la vie. Mais seuls les plus déterminés y parviennent, ceux qui réussiront à marquer de leur empreinte les fidèles consommateurs d’écran. La catégorie suivante concerne les salariés de condition modeste. Le bleu est leur couleur de prédilection, l’uniforme bleu de travail. C’est la frange de la population la plus contrôlée… par la milice citoyenne. D’où leur aversion pour les post-immigrés, ces réfugiés qui nous prennent nos emplois, nos sources de revenu, et, le plus grave, nous dénoncent pour mieux nous rabaisser (entendue lors d’un congrès de l’Union des travailleurs de la Zato) Forcément, nous avons en commun le même but, survivre à tout prix, une croyance vantée par l’élite au nom de l’ascension sociale, le combat ne peut être que rude et malsain. Ils ont un mépris profond pour les stériles, ces catégories-traîtres, et certains ne seraient pas contre leur élimination physique, ce qui a valu la protestation des autres. La catégorie n’a pas besoin de mauvaise publicité et la hantise de se retrouver au bas de l’échelle. Les salariés de condition adaptée, la catégorie au-dessus, connus comme étant le consommateur idéal, ne leur inspirent guère confiance. Parce qu’ils gagnent plus en travaillant moins. Ce sont des feignants qui n’savent pas s’qu’est la valeur du travail et de l’uniforme, qui n’arrêtent pas d’se plaindre. Ils leur reprochent leur laxisme en général vis-à-vis de la discipline, de l’obéissance — la catégorie des salariés de condition modeste est une grande fournisseuse de soldats — et de la fidélité citoyenne envers la Zato. Les administrateurs leur ont imposé l’uniforme vert. Mais ils s’arrangent pour en détourner le symbole sans vraiment craindre quoi que ce soit, l’élite n’ignorant pas le pacte économique qui les lie à eux, alors que les ouvriers sont paralysés par le Grand emprunt. C’est dans cette catégorie qu’on y rencontre les éléments susceptibles d’être une menace pour la Zato, des adolescents qui flirtent avec les idées anti-globales, mais aussi des salariés comme ceux que j’avais autrefois dénoncés pour obtenir mes trois médailles de l’ordre du mérite, d’où leur hostilité également à notre égard. Viennent ensuite les techniciens du contrôle, de la coopération et du loisir, catégorie que l’on reconnaît aisément à leurs vêtements noirs. Ils sont recrutés sur la base d’un concours extrêmement rigide qui font d’eux des individus obéissants et redoutables. Ils exécutent les ordres, appliquent les décrets administratifs, utilisent un langage concis et sobre, identifiable par le vouvoiement à l’impératif, ce qui déstabilise les sous-catégories et les prive de toutes formes d’objection. On ne contredit pas les morts, j’avais pensé lors du dernier recensement de la population de la Zato ; Le technicien de la coopération — les citoyens d’origine étant recensés par ceux du contrôle — qui m’avait reçue dans son bureau n’admettait pas que je fusse du genre féminin puisque le formulaire électronique mentionnait l’inverse. En clair, j’avais été un homme pendant presque un an jusqu’à ce qu’il ait rectifié l’erreur. Les techniciens du loisir forment l’élite de cette catégorie. Ils sont les artistes de la Zato, l’avant-garde de l’Art Nouveau. Ceux qui sont adulés par les citoyens côtoient la fine fleur de LÉONARD. Tout au long de leur existence, ils passent des concours, obtiennent des prix, des titres, lesquels sont accordés en fonction de leur allégeance envers le dogme de l’Art Nouveau — ils sont inspectés et notés tous les six mois par les techniciens de la sûreté du travail — et du vote des consommateurs d’écran. La plus célèbre de tous est la citoyenne IDO AL/RD alias Aline Lefebvre, auteure du best-seller la ville aux mille lumières, une œuvre de vérité pure qui se consomme en famille, selon un critique. Elle a raflé tous les prix littéraires, ici comme à l’étranger, et reste l’exemple pour un grand nombre de débutants. Un seul avait osé émettre une critique virulente sur l’auteure, un ancien espoir de la Zato, celui dont tout le monde prédisait un avenir radieux, l’auteur de les joies du débutant interdit à la vente —, le roman qui avait perdu en final face à la ville aux mille lumières. Il avait traité le personnage principal de gentille brebis sans âme, ce qui lui avait valu l’inimité de toute la profession. Après son suicide raté, ils l’ont envoyé croupir dans le BLOC 101. Passons à l’étage supérieur : l’élite ou la force immaculée. Ce sont les descendants du Président Léonard, le bâtisseur de l’empire industriel. Au bas de l’échelle, il y a les experts en communication chiffrée (la descendance par alliance), c’est-à-dire ceux qui manient les chiffres — l’obligation de la transparence étant une des conditions sine qua non au bon fonctionnement de la société. Le chiffre établit la relation de confiance entre citoyens et sa publication constitue un droit élémentaire. C’est notre nourriture en quelque sorte car il nous renseigne sur la vie en général tels que l’évolution des prix, les problèmes liés à l’insécurité, notre capacité à vaincre les autres dans les domaines de la production et du commerce, de l’éducation, du sport, de l’intelligence (QI), de la guerre conventionnelle. L’humeur quotidienne dépend de son bon vouloir. Il n’est pas rare que des citoyens mettent fin à leurs jours parce qu’ils n’ont pas été comptabilisés dans le(s) chiffre(s) du mois. Pour ceux qui n’ont pas ce courage, c’est le début de la marginalisation, la lente descente aux enfers, le mépris des collègues, des voisins, des amis, perte du statut de salarié, désintégration de la structure familiale. Ce mois-ci, le taux de suicide est de 5%, soit une baisse de 2 points par rapport au mois dernier. Une très bonne nouvelle comme l’a annoncé l’animateur phare de l’écran de la Zato, en présence de l’invité du soir, le manager général Marc Léonard, lequel est venu commenter le chiffre du jour. Ah oui, les experts en communication chiffrée sont sous la tutelle des managers généraux (les cousins éloignés), lesquels décident de la publication des chiffres et les commentent dans les médias. Mais là n’est pas leur seule prérogative. Ils exercent également les métiers de juge, d’avocat, ils sont présidents d’une filiale de la maison mère, représentent le consortium à l’étranger, signent les contrats d’achats et de ventes et les plus éminents forment ce qu’on appelle les conseillers spéciaux des administrateurs, les dirigeants de la Zato (la descendance directe), ceux que l’on ne voit qu’à travers les écrans. Toujours parmi l’élite, il ne faut pas oublier de mentionner les gardiens du mausolée, dont la charge officielle est de veiller sur le corps du père de la Zato. D’après la version officielle, ce sont les clones de l’ascendance du fondateur — la confrérie des 7 —, quand la rumeur populaire affirme que ce sont ses enfants illégitimes, les bâtards nés de femmes de mauvaise fréquentation. Et si vous demandez des preuves, on vous dira qu’il n’y en a pas puisqu’elles sont toutes mortes. Il ne va pas sans dire que les administrateurs ont tout fait pour retrouver le propagateur de l’intox, et il s’est avéré qu’elle faisait partie du front anti-sécuritaire, la branche terroriste qui avait assassiné le fondateur. Elle a été guillotinée, après un simulacre de procès expédié en un après-midi — l’avocat de la défense était Me Léonard — au centre de rétention de Bonne nouvelle. « On ne souille pas la famille », ce sont les derniers mots du président de la maison de justice après l’annonce du verdict — le mot famille était le mot préféré de Jean-Baptiste Léonard quand il s’adressait aux citoyens : « Nous sommes une grande famille »


Une porte coulissante au bout du couloir. Un type me reçoit tandis que le factionnaire de l’unité d’élite retourne à ses occupations. Opération d’identification de nouveau. Bip. Bip. Bip. OK. Puis il me demande de patienter et m’offre un pulse coffee que je décline. Il retourne devant son écran après m’avoir servi un sourire irréel. J’ai les yeux rivés sur la gigantesque porte métallique fixée derrière lui.

Une femme très sûre d’elle et hautement distinguée en sort, à la fois furtive et impalpable, le parfait cliché du sujet fictif. Présence immaculée. Son parfum d’un exotisme outrageant envahit la pièce, mélange d’arômes qui révèlent je ne sais quel souvenir enfoui en moi. « Milicienne Viviane ? », elle m’évalue de la tête aux pieds. Sourire complice du secrétaire particulier.

— Avez-vous une petite idée de la raison pour laquelle vous avez été convoquée ce matin au BLOC 1 ?

La question me met mal à l’aise tout autant que sa personne, ses manières de vainqueur, sa voix de mère maquerelle de luxe demandant des comptes à l’une de ses filles.

— Non, madame la manager général.

— Depuis combien de temps êtes-vous à notre service ?

— Neuf années et huit mois, madame.

— Mmm. Nous avons déjà fait un bon bout de chemin ensemble, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

— Quelles sont vos perspectives d’avenir ?

— Servir la Zato, madame.

— Oui, bien sûr. Avez-vous déjà pensé à la conversion ? Vous savez que vous y avez droit après dix ans de service.

— J’en suis consciente, madame.

Quelques secondes de décontraction. Rien de bien grave finalement. Mais le temps me rattrape. Parce que faut que je vous explique ce qu’est La conversion. Après dix ans de service obligatoire, les post-immigrés ont deux possibilités. Soit nous retournons chez nous, soit nous montons en grade. Bien entendu, il nous est formellement déconseillé de remettre les pieds là-bas, à cause de l’insécurité qui y règne.

« À quoi bon y retourner. Et puis l’échec, vous y avez pensé ? Vous avez la chance de bien gagner votre pain quotidien ici, ne l’oubliez pas ! Certes, vous avez quelques règles à respecter comme l’interdiction de tout rapport amoureux, sexuel, mais c’est un détail, vous le savez bien — autre détail : l’interdiction de la pratique sexuelle en solitaire, les conséquences étant désastreuses sur les sujets dans le domaine du rendement. Ainsi chaque post-immigré est pourvu d’une puce électronique de protection dans les parties génitales (dans la loi anti-métissage, il est stipulé que la Zato a la responsabilité de nous protéger contre les MST) —, et vous exercez le très joli métier de gardien des bonnes mœurs : vous êtes les garants des valeurs du consortium »

« Je ne me vois pas revenir en caleçon là-bas, et puis qu’est-ce que je vais y faire ? », c’était les dernières paroles d’un collègue, le milicien Thomas, avant de se pendre — il est officiellement mort d’une crise cardiaque (le taux de suicide relatif aux post-immigrés est quasi nul. Il ne peut en être autrement quand vos hôtes vous traitent bien) En effet, le second choix n’est pas forcément exaltant. Ce qu’ils appellent monter en grade est une descente progressive vers un néant peuplé de zombies, un voyage vers le bout duquel il vaut mieux ne pas en parler. Au début, ils nous vendent l’affaire avec des mots simples, des formules magiques : objectifs évolutifs de carrière, augmentation de salaire, du pouvoir d’achat, primes à l’emploi, reconnaissance sociale. Puis vous êtes dans le doute lorsque vous entendez parler d’opération de pacification, de primes de risque, de contrat d’assurance décès. Tout se dégrade quand vous apprenez que vous allez vous engager pour cinq ans au CF-SPI (corps franc — section post-immigrée), un organisme paramilitaire officiellement non-affilié à la Zato ; en cas de capture, l’ennemi est en droit de vous exécuter. Ils nous expliquent tout cela, sauf le dernier point, durant les trois jours de formation au BLOC 7 — REP/RG/76. C’était il y a plus de neuf ans. Mais moi, je ne me suis pas posé de questions. J’étais déjà bien content d’avoir un boulot. On est forcément optimiste devant la disponibilité du temps. Mais plus je vieillissais, plus je le sentais déterminé à marquer son territoire. Et voilà qu’elle vient me le rappeler.

— Vous savez aussi qu’une bonne conversion dépend de vos états de service. Plus vous êtes efficace, plus vous monterez en grade. Vous êtes triple médaillée de l’ordre du mérite, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

— Soyez en fière, milicienne !

— Tout travail bien fait mérite récompense, madame.

— Et très bonne élève en plus. Les mauvais citoyens devraient prendre exemple sur vous. Travail, rendement et obéissance. Le fondateur dit que c’est le socle même à partir duquel doit reposer toute société organisée, la condition nécessaire à toute volonté de grandeur. Voyez ce que nous sommes devenus, une puissance incontournable et respectée dans le monde. Nous avons potentialisé l’objectif de rendement total. Le rêve du grand homme s’est réalisé et nous sommes ses serviteurs zélés, n’est-ce pas ?

— C’était un très grand homme, madame. Il a œuvré pour la paix et la prospérité dans le monde.

— Il n’est pas mort, vous savez !, son visage s’est soudainement durci. J’ai oublié que parler de lui au passé était un profond manque de respect.

— Veuillez excuser mon erreur, madame. Entendre parler du grand homme m’a émue.

— Vous êtes toute excusée, milicienne. Ceci dit, maîtrisez-vous à l’avenir, c’est un conseil d’amie. L’émotion est ennemie du rendement.

— Je tacherai de m’en souvenir, madame.

— Et si nous revenions à votre conversion !, elle me l’annonce comme si c’était déjà fait. Vous méritez mieux qu’un engagement au sein du CF-SPI, n’est-ce pas ? Ça vous dirait de retourner chez vous ?

— Je ne vous suis pas, madame.

— Soyez sans crainte, ce n’est pas une expulsion. Que diriez-vous d’un poste d’attaché militaire au consulat du consortium en Austrafrique ?

— Mais je n’en ai pas les qualifications requises, madame.

— Ne vous sous-estimez pas, milicienne. N’oubliez jamais que vous êtes une battante. Quelle est votre grade au juste dans la milice ?

— Échelon B niveau 4, madame.

— Ce qui équivaut au grade de Capitaine dans l’armée. Elle s’installe devant moi et me tend son mini-écran sur lequel est inscrite une adresse.

— Vous allez vous rendre à cette adresse ce soir. On viendra vous chercher à 19h30.

— Puis-je en savoir un peu plus, madame ?, je reconnais que c’est un peu osé. Mais ne suis-je pas une battante ?

— J’aime votre cran, milicienne. Apprenez cependant à ne pas trop marcher à terrain découvert. Et puis vous verrez, vous serez accueillie par un homme charmant.

Je l’avais déjà entendu autrefois, quand des personnes haut placées exigeaient de moi un service : « Vous verrez, vous serez accueillie par un homme charmant. »


À peine arrivée au bloc, je me rue vers le livre. Sur le retour, je n’ai pas cessé de penser aux dernières phrases.


Et je leur ai donné mon portefeuille… un portefeuille vide, ce qui me fait vaguement sourire. Je suis bel et bien vivant.


C’est dans ce contexte que je vais me rendre chez l’homme charmant. Une milicienne totalement démunie se demandant jusqu’à quel point elle s’en sortira vivante.




À SUIVRE…