mercredi, janvier 07, 2009

[Episode 1]

Devine, si tu peux, et choisis, si tu l’oses.


Héraclius, Pierre Corneille




Mon nom est Viviane. Vous ne me connaissez pas, pourtant je vous observe tous les jours à travers mes pupilles numériques, dès le matin pendant que Soleil rêve de Lune la trique somnambule au pieu.

Je suis en possession d’un livre qui raconte un passé proche, celui d’une ville où tout a débuté, les chroniques d’un énergumène d’avant la faille qui plongea le monde dans un trou noir. Je ne l’ai pas souhaité ce livre, mais le hasard l’a voulu ainsi, il est arrivé à moi, comme un beau colis que l’on dépose devant votre porte de bon matin. J’avais entre les mains une bombe à retardement.


Je vis dans une zato depuis pas mal d’années, la zato REP/RD/76 -- BLOC 54, un quartier autrefois très prisé des touristes selon la rumeur populaire. Il y avait un lieu de culte dédié à celle qu’ils nommaient Jeanne la Pucelle, probablement l’égérie de l’ancienne ville. Tu t’y habitueras, qu’ils m’avaient lancé avant le départ. J’étais morte à leurs yeux. Déjà. L’exil au bout du monde, là où l’offre est alléchante. Je suis un cerveau exfiltré, née du mauvais côté de la barrière de corail, dont la substantifique moelle s’achève dans les pissotières de la gare, lieu de rassemblement d’individus faisant la queue pour obtenir respectivement le droit d’entrée, le droit de séjour et le droit de coopération, des puces électroniques injectées sous la peau en un clin d’oeil. Le test passé, l’attente du TEOR, la ligne 10. Terminus : REP/RG/76 -- BLOC 7, la destination pour une première nuit, et les deux suivantes, au-delà de la Seine, le Château-Blanc, un ancien bastion rebelle depuis sous le contrôle de la zato. L’attente était longue, sous la pluie fine, le froid giclant sa décharge jusqu’à l’os, l’odeur de tabac imprégnant coûte que coûte le pull en laine bleu marine, déchiré par quelques endroits, témoin que le processus de mutation s’opérait en moi. Les odeurs de transpiration que l’humidité n’arrangeait pas, la méfiance des uns et des autres, le chauffeur du TEOR nous balançant quelque sourire sans complaisance, il portait le masque du bourreau nous menant tout droit à l’échafaud. Foultitude d’écrans placardés à chaque coin de rue, des caméras accompagnant du regard les mouvements linéaires se croisant parfois, des néons bariolés à toutes les sauces illuminant les piétons zombifiés par l’éclat de leurs courbes infernales. Et nous, passagers de la ligne 10, nos visages, nos songes, nos déguisements, alignés aux écrans que je ne comptais plus, dont la luminosité, le contraste, les couleurs, artifices parfaitement maîtrisés par d’obscurs vigiles, offraient un paysage de sérénité aux allures secrètes. Et plus on approchait de la destination plus les visages se faisaient typiques, d’ailleurs, d’un autre temps.


La nuit lâche ses tentacules phosphorescents sur la zato. Un vent frais me colle à la nuque.

Un objet dénué de tous motifs posé sur le canapé. L’observe d’un oeil inquisiteur. Non sans angoisse. Porte les stigmates du temps passé. Seulement la peur, toujours elle, à déployer son voile pourpre. J’abdique. Aujourd’hui attendra.


LANCEMENT DU PROCESSUS DE CHARGEMENT

DEMANDE DE CONNEXION AVEC LE RÉEL.


Pénétrer le système avant même l’effraction

LE PARTISAN est à votre service.


MODE ON

Centre du BLOC 54. Déambule. Visages anodins dans mon champ de vision, sur les écrans hautement sécurisés. L’uniforme noir de la milice citoyenne scellé au corps, service obligatoire à vie plus justement connu sous le nom de Droit de coopération.

Je piste. J’ignore quoi mais je piste. On me l’a ordonné. Les écrans en sont les témoins privilégiés, le miroir de la zato, de ce qui s’y trame. En l’absence de mouvement, un visage neutre de troupier clignote à l’abri des regards. Puis l’avertissement sonore, qui paralyse de la tête aux pieds. Plus les absences se prolongent plus il se fait aigu. Bien évidemment, ce n’est que la version technique, car la menace vient toujours de la rue, de citoyens dévoués à la loyauté irréprochable, lesquels passent leur temps devant les écrans à vous observer à l’oeuvre. On les démasque à leur sourire. Plutôt à leur rictus. Ce sont les seules qui fanfaronnent sur les écrans, qui vous balancent un coucou c’est nous le privilège des bons amis qui vous veulent du bien. Bien des collègues sont tombés dans leurs pièges, ne se rendant compte de rien, les invitations à déjeuner, les balades le dimanche dans les bois après la séance des photos de famille -- se remémorer la dame et les enfants, les victimes quelques années plus tôt d’un malade mental --, la tape à l’épaule. Puis vient le geste suspect, un jour de bonne foi, ce jour que vous n’attendez pas. Vous êtes convoqués en conseil de discipline, le tendre ami dans le box des accusateurs à votre grande surprise et le monde s’écroule devant vous. J’étais à deux doigts de subir la même chose. Le sujet : un homme la trentaine passée au visage anguleux qui me récitait des haïkus de Cyrill Chatelain, un auteur d’avant la faille dont les oeuvres sont considérées comme extrêmement dangereuses. Le mentionner est un acte passible de la peine de mort. J’aurais dû voir les choses venir, me méfier, il savait pour qui je bossais, ce que je représentais. Il avait franchi la ligne rouge, et moi, profondément amoureuse, j’ai sauté les pieds joints -- les membres de la milice citoyenne ne sont pas aptes aux relations d’ordre sentimental, c’est écrit dans le contrat en caractères gras, d’après une loi votée en grande pompe par les dignitaires de la zato afin de ne pas réitérer ce qui est considérée comme l’une des grandes plaies du passé : la propension de la société au métissage. Mais ne dit-on pas que l’amour déplace les montagnes ? Puis le choc. Glissements de terrain. Les montagnes se sont effondrées dans l’abîme profond. La trahison s’est substitué aux sentiments, le roman fleuve virant à la catastrophe, la mort par pendaison à la fin du chapitre dernier. La belle récompense après des années de loyauté et de servitude. Les collègues m’évitaient à tout prix. Chacun sa gueule, chacun sa gamelle. La rumeur servie sur un plateau d’argent : elle couche, la salope, le mode impersonnel étant l’acte de bonne volonté. Synopsis de ma propre destruction sans témoins officielles. Personne n’aurait pu la sauver qu’ils auraient acquiescé entre gens qui se frottent les mains. Les aléas de l’existence en quelque sorte. Deux jours plus tard, L’oeil de la zato publiait un entrefilet au rayon faits divers : UN HOMME MEURT DANS DES CONDITIONS MYSTÉRIEUSES. J’ai pensé qu’ils avaient sous-estimé l’arme redoutable qu’ils avaient produite. J’espère seulement ne pas m’être trompée.

Il est presque minuit. Les derniers lieux de convivialité ferment leurs portes. Des individus non groupés, dont une bonne partie de clients, se rendent à la station de métro de la maison de justice. D’autres prendront le TEOR de minuit quinze. La majorité s’engouffre aussi vite que possible dans leur bloc-foyer. Ils ont une heure devant eux avant l’extinction des feux -- une heure en plus est allouée par autorisation spéciale à ceux qui se rendent de l’autre côté de la rive --, contrainte qui ne concerne pas les factionnaires de la milice citoyenne. La REP/RD/76 -- BLOC 54 prend les allures d’un territoire en état de siège.

Déconnexion. Mes yeux se décontractent légèrement. Je perçois de nouveau la matière sans les fonctionnalités disponibles dans le menu de l’oeil-caméra.

Préparer le rapport quotidien. Détailler de A à Z la ronde effectuée. Un simple copier / coller de la journée d’hier suffira, en interchangeant un minimum de verbes statiques, en modifiant deux où trois connecteurs logiques de second rôle, tout cela sans jamais nuire à la fonction première du rapport : consolider l’omnipotence de la machine administrative.

Rien d’exceptionnel ce soir, vous l’aurez compris.

J’allume l’écran de la zato. Décompresser avant de se mettre au lit. Une vieille habitude. Des images chocs en split screen de ce qui s’est passé dans le coin aujourd’hui, mais aussi dans le monde, entrecoupées de bulletins d’alerte toutes les cinq minutes à propos d’un enlèvement, d’une menace terroriste, d’un tas d’événements spectaculaires, images violemment banales aux heures tardives. J’avale mes blocs de nouilles chinoises aux champignons parfumés. Sentiment de paix. Encore une vieille habitude avant de s’introduire dans les méandres de la nuit.


Je pensais la religion définitivement rangée au rang de mythologie après le dernier synode qui mit fin à deux millénaires de Dieu l’unique. Mais sa légende est bien ancrée dans nos mémoires, imprescriptible. Il n’y a aucun procédé technologique qui permette de le supprimer, ni lui ni l’idée qu’il véhicule. Il occupe la fonction de mandarin, traverse le temps et l’espace, vieillit parce que la nature l’exige, finit aussi parfois en résidence surveillée pour activité subversive, puis renaît de ses cendres un jour de printemps que personne n’assimilera. Il est le mutant par excellence, l’immatériel bien né. Nous le nommons L’ENFER. J’occupe cet espace, assise dans un fauteuil de cuir noir, toute nue. Une machine à écrire est posée sur une table de marbre dont les pieds s’imposent en majesté au-dessus du vide mouvant. Une feuille blanche y est insérée, Viviane inscrit en lettres grasses, comme si on voulait m’en faire prendre conscience. De quoi ? Je ne sais pas. C’est juste un sentiment. Lumière et obscurité s’accaparent l’espace, alternant toutes les cinq secondes, accompagnées d’une litanie désagréablement dissonante comme extraite d’une machine qui crie son refus de la mort. Puis les masques de porcelaine, rouges, jaunes et bleus, les couleurs primaires. Ils essaient de me dire quelque chose, de me supplier. En vain. C’est peut-être ça l’Enfer, un monde inapte à la parole serti de visions en perpétuelles déformations. Pour rien au monde je ne voudrais y vivre, voilà la seule conclusion à laquelle la lucidité m’a fait aboutir. Le temps défile plus rapidement sous mes pieds. Disparition de la lumière. Froid cristallin envahissant la chair, s’infiltrant dans les os, mon cerveau est au bord de l‘implosion. Je hurle. Personne ne m’entend. Pas même moi. Je suis prisonnière du temps qui trépasse, sans aucune possibilité d’action. Nouvelle vision projetée en 3D. Espace hostile. Des milliers de personnes avancent lentement, des corps exténués, visages de mort. Les images se focalisent sur une petite fille. Elle doit avoir 4 ans. Les traits de son visage sont ceux d’une vieille personne. Elle ramasse un caillou, se tourne vers moi, m’expédie un regard haineux, le lance dans ma direction avec rage. Je ressens un choc. Non pas physique. Parce que le caillou ne m’a jamais atteinte -- les images se sont figées et l’objet s’est arrêté au milieu de sa trajectoire. Son regard est de plus en plus insupportable, des yeux d’assassins. Je ne veux plus la voir. Fiche-moi le camp ! Elle disparaît. Ainsi que les images, le temps, les masques, les sons. L’obscurité est totale maintenant. J’ai peur, peur d’être morte. De ne plus respirer. Impression de vivre une situation qui n’en finit pas. Je fais un dernier effort de survie, pas envie d’en rester là. Me souvenir, qui je suis, où je vis. Ça marche. Une lueur apparaît au loin. Elle clignote. C’est un point rouge. J’ouvre les yeux. L’espace est autre bien qu’il me soit familier. Mes vêtements sont trempés. Odeurs de sueur et d’urine que je respire avidement. Je quitte intuitivement le lit, me dirige vers la salle de bain. Mais au moment de traverser le box principal, quelque chose m’arrête. Une icône clignote sur le fond noir de l’écran. C’est un message du centre de contrôle du BLOC 7. L’objet concerne l’opération passé table rase.


L’hypermessager marche sur la ville miroir


Tas de petits merdeux, Il est 4h37 nom de dieu ! , maugréant dans ma tête contre tous ces parasites nocturnes. Je retourne me coucher après m’être débarrassée de mes vêtements. On verra demain. Mais à peine les yeux fermés, je revois ceux de la petite fille, toujours la même noirceur, la même colère. Je crois que ma journée vient de démarrer. Me sers un Pulse coffee, une boisson à base de plantes génétiquement modifiées dont la couleur noire et l’amertume sont les seuls liens avec le café. On ne peut pas dire que je pète la santé mais au moins j’ai l’esprit dégagé des fantômes de la nuit.

Il y a quelques jours, j’ai reçu un mail anonyme m’invitant à cliquer vers une adresse myspace, l’un de ces sites interdits au public. La page était au nom de Viviane et une photo, mon portrait craché, en haut à gauche, vêtue d’un jean bleu et d’un T-shirt blanc avec l’inscription NO FUTURE. On y voyait derrière Viviane l’ancienne cathédrale, détruite par les forces de la zato pour avoir abrité les derniers rebelles qui s’opposaient à la destruction du patrimoine de la ville. L’anomalie m’apportait son lot de Frissons. La grosse boule au ventre. L’anachronisme était retentissant. Pas besoin d’une intelligence royale pour remarquer qu’il s’agissait d’une photo truquée. Personne n’ignorera que je suis une post-immigrée, j’ai pensé lucidement dans mon crâne. Je me suis ressaisie le temps de quelques secondes. Car nouvelle surprise, dans la partie commentaires. Il y avait une phrase, une seule : Je suis le chien qui pisse contre l’arbre pour marquer son territoire. Seriez-vous l’arbre ou le chien ? J’ai commencé à paniquer. Quelqu’un me flairait de loin jusqu’à pénétrer mon intimité. J’ai pensé à. Non. Ça ne pouvait pas être lui, il est mort. En cliquant sur quitter, un message s’est affiché automatiquement : votre page a été définitivement supprimée, ce qui était encore une bizarrerie, les pages du site n’étant plus en activité. Nous n’étions donc plus seuls. Les sycophantes du BLOC 6, ceux qui gèrent les cyberzones proscrites, sont vraisemblablement intervenus. Et ils ont sûrement vu le portrait. Allaient-ils faire un rapprochement avec moi. Pour en être sûre, je leur envoyais un message, une demande d’autorisation pour consulter l’identité de la personne dont l’URL est : http://www.myspace-prohibited.com/viviane. La réponse tenait en une phrase : Viviane est morte en 2009. Rien d’autre. J’aurais dû être soulagée. Le BLOC 6 ne me soupçonnait pas. Mais ça ne changeait rien. Quelqu’un me pistait et voulait certainement ma peau.

L’information trône toujours à l’écran. Elle pourrait servir de slogan. C’est peut-être pour cela que j’ignore par où commencer, je n’en ai jamais compris le sens exact. D’ailleurs à quoi bon quand l’instant nous impose d’obéir. Un bon soldat ne s’embourbe pas dans des considérations d’ordre métalinguistique, ce serait une faute professionnelle. Ne pensez pas ! Tirez ! Tuez ! pendant que vous en avez encore le temps. Mais sur qui, une bande d’amateurs, des supers assassins virtuoses du clic à la solde d’un psychopathe plein au as ? Sur qui ! J’ai ouvert de fausses passerelles sachant qu’il n’y avait aucun rapport entre le messager, le mail et la gamine au regard mortifère. Mais ce sont les seuls éléments que j’ai entre les mains et il faut que la connexion se fasse. Ceux de l’Enfer disaient bien que la vie s’était autorisé sept jours avant de se connecter. Nous l’avons détruit en sept mois. La construction d’un monde est une œuvre artificielle soumise à l’humeur du réel.

Me ressers un Pulse coffee. Double dose cette fois. Passer le cap suivant après le grand effort intellectuel.

Je viens de m’apercevoir que j’avais oublié un détail important. C’est à propos de celle qui est morte en 2009, qu’on prétend être moi. La coïncidence est frappante. Car 2009, c’est aussi la date de parution du livre qui raconte un passé proche, le cadeau empoisonné.

J’observe l’objet du passé comme s’il s’agissait d’un animal sauvage. Je risque la peine de mort rien qu’à le toucher. Mais l’instinct de vie m’y oblige, doublé d’une étrange exaltation due à l’interdit. Dire qu’il est resté sur ce canapé durant toutes ces années. Heureusement qu’il nous est formellement interdit de recevoir quiconque. Je ne serais plus qu’un squelette à l’heure où vous lirez ces lignes.





ROUEN, LA VILLE AU BORD DU SUICIDE


[Publié par le collectif des idoles-cobayes, 2009]


7h37 -- Place du 19 Avril 1944. Debout sur ses talons blancs la démarche empruntée, Crystal castles dans les oreilles, elle boude tandis que je la suis du regard entrer au lycée Camille Saint-Sens. J’avais promis de l’accompagner, je voulais la revoir ce soir, au concert de Tupelo soul à l’Oreille qui traîne.

Elle s’appelle Laure. 17 ans révolus. Une métisse née de la rencontre d’entre les deux hémisphères.



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