mercredi, décembre 02, 2009

[Episode 9]



Dimanche en fin d’après-midi. N. et moi seuls à la terrasse d’un pub, les jambes engourdies après avoir fait le tour de la ville et affronté le vent surgissant de chaque coin d’avenue.



Nantes reste un mystère. Je ne la connaissais qu’à travers son équipe de foot. Les canaries. Le beau jeu. La Beaujoire. Ses joueurs à la longue chevelure de la décennie ressuscitée, celle qui porta un homme de gauche au pouvoir une rose à la main -- événement qui fut un coup de massue pour les idéologues du libéralisme en même temps qu’une gifle au modèle d’autorité des gens conformes. L’image avait fait le tour du monde, effrayante pour le gamin que j’étais de se rendre compte soudainement que le pays des droits de l’homme, de la mode et du saucisson virait communiste. Et l’incompréhension de voir à l’écran la foule qui hurlait de joie. Y avait quelque chose qui clochait. L’ancien maître et champion toutes catégories de l’universel butinait dans la main de l’URSS.

Nous ne faisions alors pas de différence entre le socialisme et le communisme.

À l’époque, nous étions exilés dans une République populaire tout en étant des citoyens d’une nation nouvellement d’obédience marxiste-léniniste -- les deux prônaient dans la joie et la bonne humeur le paradis socialiste, concept flou au visage carré frappé de slogans efficaces qui ne s’oublient pas, lesquels vous matraquaient la vue et l’oreille à longueur de journée : il était question de travail, de confort et de sécurité pour le bonheur de tous. Quiconque remettait en cause cet idéal était automatiquement dénoncé par quelques voisins zélés. Sous l’approbation de la majorité. Sous les applaudissements de tous. Mais laissons pour l’instant ces histoires à faire pâlir de côté. Puisque des gens bien informés nous ont formellement enseigné que le passé ne peut rien contre le présent lancé à pas de géant. Plus jamais ça, qu’ils nous ont juré.

Mon présent à moi c’est Nantes, cette ville qui reste un mystère comme je viens de vous le dire.

J’en ai peu entendu parler. Comme s’il ne se passait rien de particulier. Caricature mentalisée d’une métropole sans visage et bien trop équilibrée. Sorte de ville Bunker embourgeoisée dans la lignée des zatos soviétiques telles que Dniepropetrvsk en Ukraine. La rectitude militaire de son architecture, je supposais.

On imagine beaucoup quand on ne sait pas. Elle est encore plus fertile quand nous ne feignons plus d’ignorer. Où se situe la ligne de démarcation, à quel moment sommes-nous tentés de franchir la barrière de sucre qui nous fait les yeux doux ? Peut-être avez-vous un avis.

Elle n’est pas dénuée de charme la nantaise. Loin de là. Une personnalité mégalo dont vous pourriez vous énamourer d’une passion froide. D’austères bâtisses qui vous clignent de l’œil d’en haut, de grandes places qui respirent la majesté de la Res publica, un navire de guerre à la retraite en guise de décoration, des monuments industriels parqués çà et là attendant qu’on les cajole de coups de clics photographiques. Une ville aimante et disciplinée. Puis lorsque soudain. En plein centre de nulle part. Vous tombez sur une porte au-dessus de laquelle est mentionnée : passage de la Pommeraye. Rien de bien extraordinaire vous me direz. Pourtant elle vous tente. L’idée de la pénétrer vous monte même à la tête. Jusqu’à en devenir insoutenable. Comme si quelques agitateurs vous happaient de l’intérieur. Une fois dedans, vous n’en revenez pas. Tant de délices aux ordres du temps qui vous échappe. Ah ! Mais vous, vous êtes aux anges. Et vous en voulez plus. Alors vous descendez l’escalier central, ressentez la chair de poule, voire l’extase. Le sentiment d’avoir atteint quelque point G. Coït dans le creux de la fosse ! Vous remontez, tout secoué, puis soudainement nostalgique par l’identité d’une époque révolue. Vous aimeriez bien y rester. Longtemps. Éternellement. Vous y croyez. À cette simple gageure du rêve d’immortalité. Car déjà l’autre vous tire de l’extérieur. La jalouse que vous avez aimée. Vous vous retournez une dernière fois en guise d’adieu. Mais quelqu’un vient de vous interrompre : « quelle heure est-il, s’il vous plaît ? »

Qui êtes-vous au juste madame la nantaise ? Terrienne, maritime ? Bretonne, Ligérienne ? Française à coup sûr depuis les mariages d’Anne de Bretagne aux deux rois de France que l’histoire officielle a relégués au rang de figurants faute d’événements majeurs.

Mais alors que fout là le château des ducs de Bretagne, devinette qui a dû traverser l’esprit des voyageurs normands ?

Y a-t-il encore des fonctionnaires de Vichy vivants pour nous répondre ?

Cette complexité identitaire n’est pas sans me ravir. Ce refus d’allégeance à la fixité c’est ainsi un point c’est tout et vous pouvez rompre les rangs ! Nous l’avons devinée d’entrée à travers les réponses des autochtones, lorsque chacun de nous, à un moment ou à un autre de la soirée, avait abordé l’histoire de la ville. Ou bien elles étaient vagues du type on s’en branle. Ou bien elles étaient diplomates, mettant la France, voire l’Europe pour les plus optimistes, au-dessus de tout. Ou alors elles fusaient d’agressivité : « nous ne sommes pas bretons » Nous avions le sentiment que derrière cette réaction brutale se cachait quelque frustration intimement liée à l’expropriation de la ville du duché historique. Que derrière ce déni de mémoire, il y a l’ombre d’un sérieux concurrent : Rennes. À moins que mon imagination ne soit trop fertile, une fois de plus !

Pourquoi faut-il toujours que nous prenions parti dans ces histoires de querelles politiciennes de cours d’école.


N. est perplexe. Peut-être en colère. Il regarde les passants d’un œil mauvais.

-- Le café est dégueulasse !, qu’il me lance et il n’a pas tort.

-- Toi, t’as pas réussi à coucher avec la cousine de Svetlana.

-- Pire que ça.

-- Qu’est-ce qui s’est passé ?

-- Une histoire de dingue. Figure-toi qu’après vous avoir quittés, elle n’a pas arrêté de me lancer des fleurs, que j’étais beau, que j’étais génial, que je dansais bien, que j’étais hyper sexy sur scène. Elle me caressait les cheveux, le visage, l’épaule, me lançait des clins d’œil à répétition. À mon tour, j’ai posé ma main sur ses hanches. Elle m’a dit que j’avais des mains de pianiste. Tu crois ça toi ! Des mains de pianiste, pfff ! Elle me chauffait sérieusement. J’avais envie de la prendre ardemment loin de tous. Je suis allé nous rechercher deux coupes de champagne, faire monter l’excitation par palier. Elle m’a souri. Un sourire qui signifiait beaucoup. Puis elle m’a lâché sèchement : « tu viens ! » Je l’ai suivie dans le labyrinthe de la maison de l’amitié. Je me collais à elle, le sexe tout dur. Zack ! Tu peux pas savoir à quel point elle me plaisait cette fille. Quand j’ai commencé à la pénétrer, elle s’est mise à jurer des trucs dans une langue que je ne comprenais pas.

-- Du hongrois, je marque du ton de l’interlocuteur averti.

-- Peut-être. En tout cas, je trouvais ça terriblement bandant de s’abandonner corps et âme dans les profondeurs du territoire des syllabes inconnues. Dépaysement assuré, j’te dis. Seulement voilà. Elle s’est d’un coup remise à parler français, ponctué par des fuck me like à bitch !

-- Mmmm. Incroyablement moderne ton expérience de coït en Union européenne ! Elle est belle l’entente cordiale.

-- Je m’en tape de l’expérience. Je ne tomberai pas dans le piège de ceux qui s’extasient devant ce terme bâtard. Ah, ça ! Non et non ! Moi, je voulais juste baiser une fille qui me plaisait bien. Du sexe sans concept, ni plus ni moins. Parce que ce qui a suivi l’hymne à la langue n’a rien de lyrique. C’était de l’ordre de la boucherie affective. Parce que tu sais ce qu’elle m’a chuchoté à l’oreille au moment où je prenais mon pied ! Tu sais ce qu’elle m’a balancé alors qu’on baisait comme des dieux !

-- Quoi ?

-- Eh ben, figure-toi qu’elle m’a glissé à l’oreille que les guitaristes étaient ses meilleurs coups. Ah, la salope ! Je vois encore l’expression crapuleuse de son visage. Au début, j’ai pensé qu’elle voulait me rendre jaloux. Pour me tester probablement. Ou alors accroître sa libido. Pourquoi pas. Après tout je ne suis pas contre un peu de piment dans le sexe. Mais les choses se sont gâtées quand elle m’a dit que les coups de gratte de Dave avaient été comme des jets de foutre d’une puissance monumentale qu’elle avait reçu en plein visage. J’ai commencé à douter. Mon sexe aussi. Je me suis retiré avant la débandade générale. Sauf que cette petite pute, elle a fait comme si de rien n’était. Tu sais ce qu’elle m’a demandé ? Hein ! Tu sais ce qu’elle a osé me demander ?

-- Un truc qui t’as mis en rogne, pas vrai ?

-- Plus que ça. Elle a voulu que je lui présente Dave sur-le-champ, qu’elle avait une envie irrépressible de sentir sa queue en elle. J’ai cru que j’allais flinguer cette sale gamine. J’ai 36 ans moi bordel, plus l’âge de ces conneries !

Je voudrais lui répondre que l’âge n’a rien à voir dans tout ça. Mais je me tais car il se met à chialer. La souffrance d’avoir eu à raconter cet épisode de sexe tragique à un ami, en plus de l’humiliation subie. Seulement je crois que le problème est ailleurs. Un problème beaucoup plus profond. Le malaise existentiel du trentenaire. De se sentir seul. De ne pas exister. Sentiment accru par le regard de l’autre. La compassion de ceux qui vous veulent du bien. De ceux qui vous imposent le bien. L’écrasement de la pression familiale. La tristesse sur le visage de Maman qui vous voit venir non-accompagné le soir de Noël tandis que les cousins et les cousines pérorent sur les choses banales de la vie de couple qu’il est convenu d’appeler le bonheur familial : les gosses qui chialent à trois heures du matin, les projets de vacances dans le Périgord, les dures fins de mois, la maison qu’ils sont sur le point d’acquérir, le repas du lendemain à midi chez les beaux-parents. Je pensais N. au-dessus de tout cela, lui qui se flatte tant d’être un anticonformiste, un rocker pur-sang. Le voilà qui chiale comme un gosse. Jamais je n’aurais imaginé ça. Je me dis que toute cette mascarade n’est que le mécanisme de défense qu’il s’impose devant les copains chanceux, devant la famille qui se ronge les ongles depuis qu’il a bifurqué du chemin qu’on lui avait soigneusement tracé. Quelle famille veut d’un original parmi les siens ? Sûrement pas la vôtre. Laquelle défend bec et ongles les us et coutumes qui constituent le ciment à ne pas fendre. Bon, je parle je parle, mais il y a une chose que vous ne savez pas : N. n’a pas de famille dans ce pays. Ce qui ne signifie pas qu’il est un orphelin. Non. La sienne vit à l’autre bout du monde, dans un pays à la limite de l’imaginaire. D’ailleurs personne ne sait rien à ce sujet, excepté les fantômes de l’administration. Lui se définit en électron libre, refuse l’appartenance à quelque patrie que ce soit, cette maison de fous où l’on y mange bien. Aussi il hait Dieu, ce familier virtuel, et tout ce qui en découle, le verbe être par exemple, ce tyran qu’il faut abattre des langues qui l’emploient, bien qu’il l’utilise comme vous et moi. Il a son explication : « j’ai été conduit le feu au cul par les policiers de la langue dans les égouts de l’assimilation », qu’il m’a balancé un soir alors qu’un critique fulminait à la télé contre un auteur qui avait employé ça au lieu de cela.

Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec Bokassa. Lui aussi a changé de cap depuis qu’il a rencontré Modern Girl. Je veux dire Kim. Qu’est-ce qui a bien pu changer la donne ?

Peut-être ont-ils raison. À quoi bon se torturer l’esprit quand on a la possibilité de prendre le chemin le moins sinueux. Bannir Laure de ma mémoire par exemple. Mais j’ai des raisons de croire que ce serait d’un ennui mortel. Parce que trop idyllique. Justement. Sans aucun intérêt pour l’auteur qui aspire à modeler un monde qui passionnerait ses lecteurs.

Laure ne doit pas disparaître, j’en ai maintenant l’intime conviction.

J’ai peur de me retrouver tout seul.

-- À quoi penses-tu ?, N. a le regard de l’ami à qui on ne la fait pas. Il est sorti de l’enfer et à mon tour de m’y noyer.

-- À Rien. Je me sens juste fatigué.

-- C’est cette fille, n’est-ce pas ? Tu la connaissais ?

-- Pas vraiment. Disons qu’elle m’a rappelé une autre.

-- Elle t’a fait de l’effet en tout cas. Cette autre avait-elle aussi l’air d’une morte ?

-- Elle a disparu du jour au lendemain.

-- Et tu as cru que c’était elle ?

-- En quelque sorte.

-- Je crois que nous n’avons pas de chance tous les deux. Nous sommes des accidentés de l’histoire !

Des accidentés de l’histoire ! C’est la première fois qu’on me la sort celle-là. J’avoue que je ne vois pas où il veut en venir. À moins qu’elle ne soit sortie de sa bouche comme par miracle, histoire de mettre un terme à l’échange, assaisonnement qui offre un peu de saveur à ce week-end morose.

Et vous, sauriez-vous me dire ce que sont exactement des accidentés de l’histoire ? Pensez-vous que vous avez la capacité de contrôler des forces mécaniquement abstraites susceptibles de nuire au bon déroulement de celle-ci ? N’est-ce pas un peu présomptueux de s’autoproclamer sujets de l’histoire ? À moins peut-être que vous ayez la certitude d’être absolument libre parce que vous savez dire je. Au même titre que les souverains qui ont cru qu’ils étaient Dieu, jusqu’au jour où ils se sont fait décapiter par leurs sujets, de ceux qui savent dire vous. Et si les mots nous détournaient de ce qui est, ce brouhaha indescriptible mais parfaitement harmonieux. Et si les mots nous conditionnaient à jouer éternellement la comédie. Avancer masqué pour le meilleur et pour le pire. Et si tout ceci n’était qu’un simple piège depuis le départ ! Imaginez un peu toutes ces fictions qui s’entrechoquent dans ce guet-apens que nous appelons le monde. Il en résulte forcément une quantité non négligeable de carambolage. Crash !


Nous nous approchons de Rennes. Noyau dur de la scène rock hexagonale qui a enfanté tant de grands noms. Mythe de la ville élue. N. émet un soupir de chien battu – toujours aucune date de concert en perspective.

Nous suivons la direction de Caen.

Images kitch de symboles vikings et du savoir-faire culinaire sur de grands panneaux tout le long de l’autoroute. Des noms de lieux qui renvoient au débarquement du 6 juin 44. La pluie fine nous rappelle que nous sommes en Normandie. Pincement au cœur général.

Je m’écroule de fatigue sur l’impression fantasmée.

Quelques minutes d’un lourd sommeil lorsque N. me réveille. Il n’a pas l’air dans son assiette. Gueule terrorisée d’un chien à la vue d’un monstre. Je regarde dans la direction de son index pointé.

Des bagnoles encastrées les unes dans les autres. Des corps étendus à même l’asphalte. D’impressionnants gyrophares tout le long du couloir de la mort. Des caméras filmant le tragique de la situation. Les interviews à coups de phrases fée clochette. Des micros pointés sur les bouches terrorisées de témoins tenus en haleine par l’effet du direct. Frissons à l’idée que ça aurait pu nous arriver. De mourir ainsi. D’en être les accidentés d’un buzz du week-end. Mais autre chose attire mon attention, un panneau avec l’inscription : la Seine, berceau de la France. La coïncidence est frappante. Sur l’instant. Terrible de crever dans les bras de la fille aînée et rebelle de l’Église. Et si c’était cela ce que N. a qualifié d’accident de l’histoire, le hold-up du fait ordinaire au sein de la légende officialisée. C’était peut-être un peu osé, non ?

Je m’endors.



Elle a le visage sous l’eau

Une main posée sur son crâne.

Elle a les yeux révulsés

Lui suppliant de ne pas l’enfoncer.

Elle crie de toutes ses forces :

Ne me tue pas !

Ne me tue pas !

Mais l’autre ne l’entend plus

Tandis que des millions

Devant leur petit écran…

Lui a disparu, noyé

Dans le torrent de l’histoire

Cette pisseuse de sang.





À SUIVRE…

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